Publié le 10 mai 2018 à 22h27 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h48
A celui qui lui demanda un jour «Pourquoi vos cadres ne sont jamais intéressants», Charlie Chaplin répondit : «Parce que c’est moi qui suis intéressant». Ayant fait sienne cette anecdote rapportée par Orson Welles, le réalisateur français Jean-Paul Civeyrac a nourri son film «Mes provinciales» de cette volonté de mettre l’accent sur les corps et les visages de ses personnages. Construit presque exclusivement sur des plans fixes, et des panoramiques, ce long métrage où le noir et blanc renforce la beauté du propos, propose à la caméra de se faire discrète, de s’effacer presque derrière les personnages, la mise en scène devenant selon le réalisateur «simple, économe, transparente.» Orson Welles (encore lui) qui définissait le cinéma comme étant «un ruban de rêve» pourrait très bien trouver en Civeyrac un disciple en fraternité, puisque son film développe aussi, comme thème, celui du passage du songe au réel. On peut également inscrire Jean-Paul Civeyrac comme appartenant à la famille d’écrivains et cinéastes comme Godard, Straub, Bresson, Pasolini, Jean Genet ou la poétesse Emily Dickinson, à savoir des artistes radicaux et sans concessions, ne cédant rien sur rien, exigeants, et malgré l’aspect apparemment austère de leur univers totalement solaires. Tous, dans tous les cas, ont comme les garçons et les filles de «Mes Provinciales» la volonté de ne pas faire des films pour faire des films mais comme instruments de témoignages d’une quête existentielle. Étienne le jeune étudiant au centre du film, sur qui se dirigent tous les regards et par qui (technique stendhalienne d’une narration où est mise en avant le point de vue du personnage), incarne physiquement cette recherche de sens, de vérité et d’onirisme. Radicaux le sont aussi Jean-Noël et Mathias, ses amis rencontrés à la fac de cinéma parisienne où il est venu, comme eux, développer sa connaissance du 7e art et, avec qui, il échangera des propos esthétiques, et parfois regarder les films réalisés par les uns et les autres. Tous, comme le chanterait Reggiani, ont une sainte horreur du mensonge, quitte à ressembler par moments à l’Alceste du «Misanthrope» de Molière prompt à dire à la vieille Émilie «qu’à son âge il sied mal de faire la jolie» ou à Dorilas «qu’il est trop opportun», décochant de fait leurs critiques acerbes aux filles comme aux garçons. Le titre même du film est une allusion directe au livre de Pascal «Les Provinciales», où l’auteur par le biais d’une descente en flammes du système jésuite, dénonce le mensonge. Prenant le contre-pied d’Octave le héros de «La règle du jeu» de Jean Renoir, (autre cinéaste que Civeyrac admire), qui s’accommode très bien de petits arrangements avec la vérité, Étienne, Mathias et Jean-Noël, se diront tout, au risque de se blesser et d’indisposer leurs conquêtes féminines successives. Et si parfois l’un d’entre eux ment, c’est «la nuit, prenant des trains à travers la plaine» comme le chanterait Bashung, par le biais d’une écriture ample, faisant la part belle au mentir-vrai cher à Louis Aragon.
Un anti héros d’aujourd’hui
Bouleversant le film montre donc Étienne tenter de faire du cinéma. Sa vie, ses amis, ses amours, ses emmerdes défilent sous nos yeux dans un va-et-vient subtil. On parle beaucoup dans «Mes provinciales», on y fait énormément l’amour mais, contrairement aux longs métrages de Philippe Garrel à qui on l’a beaucoup comparé à tort Civeyrac, on y dit des choses simples, évidentes, universelles, (plume du réalisateur superbe de générosité), et on peut affirmer que Civeyrac n’est pas à l’instar de cinéastes uniquement cérébraux un réalisateur s’adressant à d’autres réalisateurs. Non, sa cible c’est le public et son parti-pris demeure comme sa réalisation réaliste. Étienne, anti-héros d’aujourd’hui, demeure ce point d’ancrage du récit, et les scènes d’affrontements avec Jean-Noël et surtout Mathias qui lui, se positionne en grand frère, le sont à mots feutrés, sans hurlements ni excès verbaux. Nous le suivons à travers Paris décrite souvent de nuit, lui le provincial qui ne possède pas lors de son arrivée dans la capitale les clefs pour ouvrir ses portes du rêve.
Actrices et acteurs sublimes
Le tout est tenu par des comédiens sublimes, parmi lesquels Andranic Manet (Étienne), Corentin Fila (Mathias), et Gonzague Van Bervesselès (Jean-Noël) (portraits ci-dessous), tous sortes de prolongements narratifs de ce que fut la personnalité de Jean-Paul Civeyrac à leur âge. Avec à la clef deux moments bouleversants du film, et une économie de moyens qui tranche avec la richesse de la psychologie de leurs personnages. Dans leur manière de se déplacer, d’échanger par la parole ou le regard, de serrer une fille dans leurs bras, ils sont si époustouflants, qu’on se surprend à penser que Jean-Paul Civeyrac n’a pas réalisé un casting mais pris sous son aile des personnalités fortes devenues d’ailleurs des amis dans la vie. Et puis il y a toutes les actrices dont Sophie Verbeeck, Diane Rouxel, Jenna Thiam, ou Charlotte Van Bervesselès (la sœur de Gonzague), authentiques et talentueuses dont la beauté est renforcée par le noir et blanc sublime de la pellicule.
Présence de la musique de Bach
Premier film à mettre en scène des étudiants de cinéma, «Mes provinciales», qui s’abstient de juger, hymne à la vie et à la ferveur en la création artistique, possède un côté chronique. Et si le réalisateur, constamment bienveillant à l’encontre de ses jeunes apprenti(e)s situe l’action au lendemain de l’annonce de la candidature de Macron à l’élection présidentielle, il n’y a guère d’autres marqueurs temporels. Aspect renforcé par l’omniprésence de la musique de Bach, seul compositeur que Civeyrac puisse écouter tous les jours, et qui par son génie de la mise en forme serait un frère compositeur des architectes du cinéma que sont Étienne, Mathias et Jean-Noël. Dans son dernier roman «Madame Pylinska et le secret de Chopin» Eric-Emmanuel Schmitt montre combien Bach qui concevait la musique indépendamment des sons, permet de fait de jouer ses œuvres sur des instruments variés, et d’attirer vers lui des êtres cérébraux épris de beauté. On le voit, «Mes provinciales» est d’une telle richesse qu’il dépasse les cadres habituels d’un simple film, pour se muer en une impressionnante fresque aux accents libertaires et humanistes. Un chef d’œuvre !
Jean-Rémi BARLAND
Rencontre avec Andranic Manet, Corentin Fila et Gonzague Van Bervesselès
Andranic Manet incarne Étienne
Il possède une démarche faussement nonchalante, un débit calme, et d’aucuns diront que Andranic Manet ressemble dans la vie au personnage d’Étienne. En plus solaire et plus drôle néanmoins. Né le 8 août 1996, formé au Cours Florent, ayant participé à l’aventure du film «Réparer les vivants», il a abordé son rôle de «Mes provinciales» en réfléchissant beaucoup à la psychologie d’Étienne. «Je vois ce jeune homme comme l’idéal de fiction de ce que Jean-Paul Civeyrac a vécu. Le film est un mélange de sa vie, et il m’a permis de finir quelque chose», raconte-t-il. Parle «d’un très beau film sur la jeunesse, un hymne à la vie, avec des camarades de jeu exceptionnels qui sont devenus des amis». Et d’ajouter non sans émotion : «Le comédien Grigory Manoukov qui joue mon père dans le film est mon père dans la vie. Cela m’a touché de le retrouver bien sûr, surtout parce que c’est un grand acteur qui a tourné chez Rohmer et dont les apparitions au théâtre sont marquantes.» Rayonnant, heureux de son travail sur le personnage d’Etienne sans cesse en évolution, et parfois égoïste, Andranic Manet, grand lecteur des écrivains russes tels que Gorki, Gogol, Tolstoï, et surtout Tchekhov, se projette volontiers sur le planches. «« Mes provinciales » parle de nous, confie-t-il, et je trouve beau de raconter la jeunesse tant qu’on est jeunes soi-même».
Corentin Fila incarne Mathias
David Foenkinos qui l’a fait tourner dans son film «Jalouse » dit de Corentin Fila qu’il est un acteur au tempérament de feu. On s’accordera sur ce point avec lui, en ajoutant qu’il possède une profondeur de jeu tranchant avec son jeune âge. Né le 28 septembre 1988, passionné de sports (il pratique la boxe et s’entraîne souvent avec Gonzague Van Bervesselès son camarade des Provinciales), Corentin Fila définit son personnage de Mathias comme un héros pasolinien. «C’est un garçon d’une grande humanité», indique-t-il, «Il est caustique, acerbe, et possède un idéal aussi haut que celui de Bardamu du « Voyage au bout de la nuit » de Céline. D’où son intransigeance et sa radicalité». «Il aime Étienne, ajoute-t-il, d’un amour fraternel. Il a face à lui une posture de grand frère. Sa désespérance aussi est artistique. Ce personnage que j’ai travaillé d’abord à l’instinct, se sent découragé par son rapport au monde. Il me touche profondément.» Pour lui : «On peut résumer l’ensemble du film par cette phrase : « par moment on ne sait pas qui a raison ». Cette belle réflexion sur le doute, je l’ai portée en moi en jouant Mathias. Et la manière de filmer de Jean-Paul a renforcé ce sentiment».
Gonzague Van Bervesselès incarne Jean-Noël
Si le père d’Andranic Manet dans «Mes Provinciales» est son vrai père dans la vie, Gonzague Van Bervesselès a vécu, lui aussi, une aventure familiale sur le tournage. « «C’est ma sœur Charlotte qui incarne Héloïse», dévoile-t-il, «et le plus drôle c’est que je ne savais pas qu’elle passait le casting en même temps que moi. Cela m’a ému de la retrouver sur le plateau». Né le 21 mars 1991, Gonzague, comédien de théâtre a connu avec «Mes provinciales» sa première aventure cinématographique. Précisant: «Mon rôle de Jean-Noël, je l’ai abordé en répétant beaucoup avant, comme au théâtre. Mon personnage est un ami très proche d’Étienne dont il a été autrefois amoureux. C’est un tempérament radieux et j’ai beaucoup de traits de caractère communs avec lui. Aussi exigeant qu’Étienne mais, sans doute, moins égocentrique, il va s’éloigner de lui, et sa façon de se positionner face à Mathias qui le bouscule m’a intéressé». «Je peux dire de « Mes provinciales », poursuit-il, dont je suis sorti plus aguerri en tant qu’acteur, que c’est une sorte de témoignage de la mélancolie heureuse des choses perdues».
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND