Publié le 8 juillet 2019 à 9h23 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 12h00
Deux jours avant le coup d’envoi du Sommet des deux Rives, ça parlait emploi et employabilité dans les locaux du Groupe École Pratique. L’établissement de la CCI Marseille Provence recevait en effet la conférence annuelle 2019 HOMERe -High Opportunity for Mediterranean Executives Recruitment-. Le programme propose aux entreprises transnationales, déjà présentes en Méditerranée ou qui souhaitent s’y développer, d’identifier localement des jeunes talents, de les former dans le cadre d’un stage international.
L’emploi des jeunes ? C’est une préoccupation partout, quel que soit le pays de la Méditerranée, quelle que soit la rive. «Diplômés ou pas, ils connaissent les mêmes difficultés. Car il leur est difficile de plugger ce qu’ils ont appris, d’entrer dans l’entreprise et de s’y épanouir», a rappelé le vice-président de la CCIMP chargé de l’emploi Fabrice Alimi, en introduction de la Conférence annuelle HOMERe 2019… Le Groupe École Pratique recevait en effet cet événement labellisé Sommet des deux rives dans ses murs, le 21 juin dernier, en amont de la fameuse grand’messe gouvernementale. Et le but du jeu, c’était de faire émerger des propositions à soumettre justement deux jours plus tard au Palais du Pharo. L’emploi et l’employabilité étant des problématiques transverses, touchant à trois des cinq thématiques choisies dans le cadre de la conférence HOMERe. A savoir, la culture, l’économie/compétitivité et la jeunesse. Et pour plancher sur ces questions, les représentants des mondes institutionnel, politique, entrepreneurial, associatif ou encore universitaires venant de 12 pays (soit deux de plus que le fameux « 5+5 » ) avaient fait le déplacement jusqu’à Marseille.
Transcender la complexité
On peut comprendre que vu le caractère universel de cette problématique, rappelé en préambule par Fabrice Alimi, il y ait nécessité de s’unir afin de porter des solutions efficientes sur les deux rives. Un challenge, d’autant que les réalités politiques, économiques, culturelles divergeant d’un pays à l’autre. «Le Nord se préoccupe d’économie, de migrations ou encore de la montée des populismes… Le Sud lui veut être en capacité de donner des emplois à sa jeunesse », décrit Miguel Garcia-Herraiz, secrétaire général adjoint pour l’eau, l’économie bleue et l’environnement de l’Union pour la Méditerranée (UpM). «Le grand défi, c’est la gestion de la complexité. On ne peut pas tout changer, mais on est là pour valoriser les projets émergents et aller plus loin. Nous devons construire un agenda positif qui vise l’emploi, œuvrer sur les questions de mobilité pour les jeunes, travailler en ce sens avec les gouvernements, les institutions, les consulats. Cette création de passerelles entre les deux rives est le préalable à la création d’une vraie communauté méditerranéenne. Et puis, il ne faut pas voir seulement dans les jeunes des chercheurs d’emplois, mais aussi des créateurs d’emplois», poursuit-il. A savoir que des prises de conscience commencent à s’opérer, a mis en avant Jihen Boutiba, secrétaire générale du réseau d’entrepreneurs Businessmed : «Aujourd’hui, des banques demandent seulement la licence, ils préfèrent former in situ les étudiants au master». Un pragmatisme bienvenu d’autant que «le premier créateur d’emploi, c’est le secteur privé », rappelle encore cette dernière. Et c’est déjà du secteur privé qu’émergent les initiatives. Ainsi Eric Lechelard, DRH d’Alcatel Lucent Enterprises (ALE), a-t-il expliqué la stratégie de son groupe, misant sur les alternants, nouant des liens avec les universités. Ce en se positionnant de façon prospective. «Notre interrogation est la suivante : dans un monde qui va vite, est-ce que les candidats auront toujours les bonnes capacités dans trois ans ? Attirer les bonnes personnes, c’est un vrai job. Il faut déterminer quels seront les besoins de l’entreprise à 1, 2, 3 ans… » Dans un secteur friand de profils à haute valeur ajoutée, ALE ne laisse rien au hasard. «Nous connaissons une situation de plein emploi des cadres. Il y a peu de candidats, nous éprouvons des difficultés à recruter. Pour tirer notre épingle du jeu, notre marque employeur doit être visible. Et puis, il faut que l’on se rende compte qu’aujourd’hui, la relation à l’emploi est différente. En entretien, les jeunes demandent par exemple s’ils peuvent utiliser Facebook au travail, de combien de jours de RTT ils disposent… des choses que nous n’aurions jamais osé demander nous-mêmes ! Il va falloir que l’on s’adapte», appuie le DRH, signalant par ailleurs que son équipe n’hésite pas à toucher les jeunes avant même qu’ils obtiennent leur diplôme.
Hub mentorat et formations micro, les clés de l’employabilité
Les initiatives émergent également dans le monde consulaire. Ainsi Fabrice Alimi a-t-il témoigné de la façon dont la CCIMP s’est emparée de cette question de l’employabilité et œuvré pour que les étudiants «ne restent pas des théoriciens de leur discipline». Exemple avec le Hub Mentorat. «Quand j’ai pris mes fonctions de vice-président au sein de la Chambre, j’ai dénombré 470 structures s’occupant d’emploi. Mais pas grand monde se parlait, chacun travaillait de son côté. J’ai donc décidé de créer un Hub. Par définition, un hub ne se substitue pas aux dispositifs existants, il les agrège». Et ce Hub s’illustre donc le mentorat, un dispositif qui a déjà fait ses preuves à l’étranger, notamment en Belgique et au Canada. «Soit 70 à 72% de réussite en termes d’insertion avec mentorat, on multiplie donc par deux le taux grâce à l’accompagnement. Idem pour les entreprises, qui ont un meilleur taux de survie à trois ans quand elles sont accompagnées : on double le taux là aussi, soit 75% ». D’où son message aux représentants des douze pays présents : «Prenez le réflexe d’utiliser vos CCI ! Elles sont la représentation du monde de l’entreprise. Qui a la possibilité de travailler en micro ? La CCI ! Elle peut en effet calibrer des formations micro qui vont donner des étudiants de suite opérationnels. C’est ce que nous faisons ». Car pour le vice-président, c’est une réalité aujourd’hui : «Nous sommes partout en demande d’experts». Ainsi, par exemple, les menuisiers ont besoin de techniciens opérationnels sur les machines en découpe laser, les serveurs devront être bilingues anglais dans une ville de plus en plus orientée vers le tourisme s’ils veulent rester employables… Il faut donc que le format soit adapté. «La micro formation est une clé d’entrée dans l’entreprise. Une fois qu’il est sur place en revanche, le salarié s’upgrade et élargit le spectre de ses compétences. Ainsi, mentorat et formations pointues sont essentiels pour l’employabilité».
HOMERe : plus de 450 stagiaires qui ont trouvé un emploi
Par ailleurs, les initiatives sont aussi gouvernementales. Ainsi François Hecquet, du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, est venu parler des centres des métiers et de la qualification. «Il s’agit de créer sur un territoire donné un écosystème qui regroupe les centres de formation, les entreprises, les PME, les acteurs de la recherche. On compte pour l’heure 95 centres labellisés en France, et 17 filières identifiées, à l’instar des services à la personne, de l’alimentaire…» Un dispositif qui devrait se dupliquer hors des frontières. «Nous voulons ouvrir ces centres à l’international et organiser les mobilités, nouer des jumelages, des partenariats».
Il y a donc certes des initiatives, et une volonté de coopération. Le programme HOMERe lui-même en est une bonne illustration, puisqu’il a permis, depuis 2008, à plus de 450 jeunes diplômés, dont 47% de filles, d’effectuer un stage de 6 mois dans une grande entreprise basée dans un autre pays méditerranéen. «A l’issue du stage, tous ont trouvé un emploi, dont 70% dans leur pays d’origine», détaille Léo Vincent, responsable HOMERe France. Le mouvement devrait s’accélérer puisque le groupe HOMERe, bénéficiant depuis mai dernier de financements européens, enclenche dès à présent la phase II de son programme, consistant à déployer à plus grande échelle ces connexions à fin de stages internationaux. Ainsi, note Miguel Garcia-Herraiz, HOMERe «permet de transcender les différences, puisque Sud et Nord œuvrent dans le même sens». Pour autant, tout n’est pas toujours forcément si simple, illustre Alfonso Balsamo, du département Éducation de Cofindustria, confédération générale de l’industrie italienne. Il suffit en effet que la volonté politique d’un gouvernement ne réponde plus présent pour que tout se complique. «Nous éprouvons de grandes difficultés à créer des liens entre les entreprises et les universités. Ce n’est pas seulement culturel, c’est aussi parce que ces dernières ne trouvent pas les bonnes personnes pour impulser ce mouvement. Elles n’ont pas le capital humain pour créer ces passerelles. Le mentorat et l’alternance avaient été mis en place avec le précédent gouvernement, et cela a été abandonné », décrit Alfonso Balsamo, revenant par ailleurs sur la pénurie de main-d’œuvre relative à certaines compétences, à l’instar du digital. «Les dirigeants sont tellement désespérés qu’ils vont tous les vendredis soirs dans une émission de radio spécifique pour mettre en avant leur marque employeur !» Ainsi le représentant du monde économique italien a-t-il déjà émis des propositions allant dans le sens des besoins de son pays. Notamment la création d’un observatoire des compétences méditerranéennes, la multiplication des programmes de stages internationaux sur la sphère méditerranéenne (du travail pour HOMERe, donc), des programmes favorisant l’apprentissage sur ce même périmètre ou encore, la mise en place un réseau d’universités et d’académies méditerranéennes.
Quid de la fuite des cerveaux ?
Et puis, encore faut-il que cette coopération entre Sud et Nord soit équilibrée, met en garde le PDG marocain Mohamed Lakhlifi : «On constate une mobilité importante des informaticiens, soit un sur deux, du Maroc vers la France. Notre pays en souffre… il en est de même pour la Tunisie. Il faut donc que les échanges institués ne pénalisent pas le Sud». C’était déjà les critiques émises à l’encontre du réseau HOMERe au moment de sa mise en œuvre, rappelle Léo Vincent. «Les pays du Sud nous disaient vous allez nous piller». Or, l’objectif du programme, c’est justement d’inciter ces diplômés à rebondir ensuite dans leur pays d’origine. En effet, ils intègrent des entreprises (IBM, BNP Paribas, Orange, Alcatel, AtoS, Capgémini…) qui ont la volonté de se positionner sur d’autres pays de la Méditerranée, à y créer ou renforcer des filiales. Donc, ces précieuses recrues formées à la culture de ces groupes en interne sont un atout considérable pour ces derniers au moment du retour. «Mais nous ne pouvons pas les forcer quand ils préfèrent, malgré tout, demeurer dans le pays où ils ont effectué leur stage… » Pour Fabrice Alimi toutefois, la question de l’équilibre Nord-Sud, «c’est avant tout un sujet d’État », et non celui de la société civile. «A partir du moment où un gouvernement favorise le retour de ces jeunes, le problème n’en est plus un. Si l’ingénieur marocain reste en France, c’est parce qu’il y gagne mieux sa vie, il réfléchit à son employabilité… » Une vision des choses qui sera corroborée un peu plus tard, à la faveur d’interventions dans la salle. «Le salaire moyen en Tunisie est de plus en plus bas et le niveau de vie, lui, augmente. Certains jeunes s’orientent vers l’économie parallèle… Voilà pourquoi ils cherchent à partir. Il s’agit d’un problème de rêve : les jeunes ne peuvent pas rêver », lance l’un. «La croissance aujourd’hui en Tunisie est basse, il n’y a que peu de perspectives, notamment pour les femmes, pour les jeunes… est-ce pour cela que l’on a fait la révolution ?», se désespère une autre. Par ailleurs, Fabrice Alimi s’est rendu compte, lors des missions MIA (Marseillais de l’immobilier en Afrique), que les jeunes croient en l’économie plus qu’en la politique. «Ils font leurs études en Europe, aux États-Unis, au Canada, y effectuent un morceau de vie professionnelle. Mais à un moment donné, il y a tout de même un appel de retour au pays. Ils passent ensuite par cette phase plus contributive, veulent créer chez eux une entreprise, de l’emploi… Certains resteront expatriés bien sûr ! La règle des 80/20 s’applique ici aussi de façon immuable. Et puis… n’est-ce pas le monde d’aujourd’hui qui veut ça ? Un monde de mobilité… ainsi, la France connaît, de même, cette problématique de fuite des cerveaux ».
La RSE pour garder les RH
Mais outre les États, la conférence du 21 juin a montré que les entreprises ont, elles aussi, leur part à faire, plutôt que déplorer seulement et subir cette fuite des cerveaux. Mohamed Damak, de l’Union Tunisienne de l’Industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) évoque ainsi l’effort relatif à la RSE que les entreprises réalisent maintenant, notamment dans le domaine social. «Beaucoup de sociétés en Tunisie créent des entreprises satellites s’inscrivant dans une logique d’économie sociale et solidaire. Un phénomène qui s’est accru depuis les révolutions de 2011… Ainsi, l’entrepreneuriat social se développe». Une prise de conscience s’opère aujourd’hui, les décideurs réalisant qu’ils garderont leurs ressources humaines s’ils leur offrent un cadre de travail et des conditions salariales valorisantes, conformes à leurs attentes. Enfin, il y a l’apport de réseaux tels que HOMERe. Et les intervenants venus de ces douze pays ont démontré à quel point ils placent leurs attentes dans ce programme. Espérant même que ses prérogatives s’élargissent au-delà de la seule conduite de stages… Nawel Azouza, conseillère de la présidente de la CGEA (Confédération générale des entreprises algériennes) espère de HOMERe «du transfert de compétences et d’expérimentation pour booster les emplois». Toutefois, ajoute-t-elle, «le dispositif doit être adapté à la spécificité culturelle du pays demandé. Par ailleurs, que la législation des pays ne soit pas un barrage à ces actions. Nous devons les sensibiliser afin que tous légifèrent dans le sens de l’employabilité». Mohamed Damak, quant à lui, aimerait que le réseau « ouvre des perspectives de créations d’emplois au niveau national, notamment dans le cadre des stages conclus». Dans l’assistance, un universitaire jordanien évoque quant à lui la possibilité pour HOMERe de s’investir dans le matching et d’exécuter un mapping pour contribuer à résoudre cette équation entre offre et demande… La route est encore longue. Et pour Jihen Boutiba, encore semée d’embuches : «Nous avons un problème culturel qui est euroméditerranéen, les barrières sont avant tout culturelles. Chacun essaie de trouver des solutions tout seul alors que l’on doit tous s’unir pour porter la même voix, et se faire entendre des gouvernements qui, eux, continuent d’appliquer leur programme…» HOMERe, le bon outil pour fédérer tous ces acteurs ? L’avenir le dira.
Carole PAYRAU