Publié le 6 décembre 2017 à 11h50 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h49
Il a 52 ans, il s’appelle Pierre Chevaldonné, il a la particularité d’être directeur de recherche au CNRS en biologie et écologie marine. Mais c’est aussi un passionné de plongée sous-marine dans les eaux glacées de l’océan antarctique. Un univers où chaque mission fait avancer les connaissances de la vie animale et végétale de ce monde de glace et de lumière tamisée par la banquise. Basé à la Station Marine d’Endoume (laboratoire IMBE-Institut Méditerranéen de la Biodiversité et d’Écologie Marine et Continentale), à Marseille, lui qui dit volontiers que «la mondialisation existe aussi sous la mer» a participé à de nombreuses explorations de canyons sous-marins profonds et de grottes obscures de la Méditerranée. Cette mer de 2,5 millions de km² – «océan miniature» qui ne représente que 0,82% de la surface de l’Océan – est depuis l’Antiquité une zone «de concentration de perturbations anthropiques». Et cela n’est malheureusement pas sur le point de changer même si des progrès notoires se font au coup par coup. Il y a pourtant des signes qui ne trompent pas. C’est la disparition de certaines espèces ou l’arrivée de certaines autres. Les grands fonds sont encore un peu protégés mais n’échapperont pas aux métamorphoses des océans si rien n’est fait pour stopper les déséquilibres qui l’affectent déjà profondément. Entretien .
Destimed: Cette mondialisation sous-marine, comment s’illustre-t-elle ?
Pierre Chevaldonné: Elle est à la fois animale et végétale. C’est l’effondrement des prédateurs supérieurs comme le thon rouge, le fait que l’on exploite aujourd’hui les ressources marines comme de véritables industries, la biodiversité marine est menacé de toutes parts. Tout cela est bien connu. Mais c’est aussi l’introduction d’espèces qui n’étaient pas du tout présentes en Méditerranée avant et dont le flux majoritaire provient du Canal de Suez. Des invasions favorisées bien sûr par le réchauffement climatique et qui peuvent avoir des effets irréversibles sur les communautés locales. Il y a d’autres facteurs responsables, par exemple :la multiplication des énormes porte-conteneurs, des pétroliers qui traversent la planète dans tous les sens et qui ont une fois leur livraison faite, besoin de remplir d’eau de mer leurs ballasts pour assurer leur stabilité, mais il s’agit de tonnes d’eau prises un peu partout dans le monde et forcément porteuses d’espèces animales et végétales, qui vont naviguer ainsi sur des distances très longues. Lorsqu’ils rechargent, à des milliers de kilomètres de la dernière escale, ils vident leurs ballasts et, lorsque des précautions ne sont pas prises, rejettent en même temps leur cargaison d’espèces migratrices malgré elles. En Tunisie, par exemple, il n’y avait autrefois pas de crabes bleus, qui appartiennent à une espèce américaine. Ils ont désormais envahi les eaux du Golfe de Gabès où ils causent des dégâts aux pêcheurs. Ailleurs, la pullulation de méduses ou le développement de microorganismes pathogènes, qui peuvent être par exemple à l’origine d’allergies, sont autant de démonstrations d’invasions non contrôlées. Alors oui, une convention internationale interdit ce type de «vidange» des ballasts, mais ce n’est pas toujours possible et contrôlable. Une chose est sure : pour survivre à un transport par bateau sur des milliers de kilomètres, il faut être résistant à une multitude de stress. Ceux qui survivent, végétaux ou animaux, sont un réel danger pour les espèces locales.
Jusqu’en 2008, très peu d’études des canyons sous-marins des côtes françaises de la Méditerranée ont été réalisées. Vous faites partie des scientifiques qui ont pu «apprivoiser» ce monde fantastique. Racontez-nous…
De l’Espagne à l’Italie, de nombreux canyons entaillent le plateau continental méditerranéen, parfois très près du littoral mais pouvant se prolonger jusque vers 3 000 mètres. Ce sont des zones importantes en termes de diversité animale qui font le lien entre littoral et abysses. Lorsqu’ils se sont formés sur terre c’étaient des canyons comme on en voit dans les gorges du Verdon ou le Colorado, qui, avec la montée des eaux se sont retrouvés en grande profondeur. S’ils sont peu connus des plongeurs amateurs et scientifiques, car beaucoup trop profonds (-200 à -600 mètres par exemple) pour être explorés par la plongée en scaphandre, en revanche les pêcheries qui exploitent les ressources biologiques des grands fonds les connaissent bien, car ce sont des réservoirs de vie, riches en poissons, crustacés. Par la présence de coraux profonds d’eau froide et d’autres grandes espèces dressées, ces canyons sont des zones très importantes sur le plan écologique, jouant tout à la fois le rôle d’habitat, de refuge, de lieu de reproduction, et de nurserie pour de nombreuses espèces. Mais les coraux blancs qui peuplent ces canyons ont des exigences : ils sont là parce qu’ils ont trouvé un substrat rocheux, une température à 13 degrés, l’obscurité totale et l’apport régulier de particules nutritives nécessaires à leur alimentation.
Pourquoi dans les grands fonds marins y a-t-il parfois des «geysers»?
Dans les grands fonds marins, vers 2 000 à 3 000 mètres, au lieu de la formation des plaques tectoniques océaniques, le magma n’est pas loin. Par endroits des fluides surchauffés sortent en puissantes volutes chargées de sulfures polymétalliques et de métaux dissous (zinc, cuivre, fer notamment). Le fluide peut atteindre une température de 350 degrés à ces profondeurs, alors que l’eau environnante n’est qu’à 2 degrés. Il se développe autour de ces sources hydrothermales une communauté animale complètement liée à la chimie de ces fluides, avec des particularités de taille ou de fonctionnement qu’on ne voit pas ailleurs. Ces sources chaudes intéressent évidemment l’industrie qui aimerait en extraire les métaux. Ce qui mettrait en péril toutes les espèces qui ne peuvent vivre que dans ces habitats très particuliers. On a encore beaucoup à apprendre sur ces populations des grands fonds. Leur découverte fortuite dans les années 70 était totalement surprenante pour la Science, comme avec ce grand ver de 2 mètres de long qui n’a ni bouche ni anus, découvert à 2 500 mètres de profondeur ! Évidemment, de telles rencontres ne sont possibles que lors de campagnes d’exploration importantes et coûteuses. Pour étudier les canyons sous-marins méditerranéens, c’est l’Agence des Aires Marines Protégées, aujourd’hui Agence Française pour la Biodiversité, qui a permis à différentes équipes de recherche d’accéder à des moyens permettant ce type d’exploration entre 150 et 700 mètres de profondeur. Nos campagnes ont ensuite permis au Parc naturel marin du Golfe du Lion et au Parc national des Calanques de délimiter des zones de protection en profondeur.
Est-ce bien aux chercheurs de la Station Marine d’Endoume que revient cette découverte : certaines des douces éponges que nous connaissons bien et qui normalement filtrent l’eau, seraient en fait des carnivores?
C’est exact, normalement, les éponges comme celles que nous avons dans nos salles de bain, filtrent les petites particules de l’eau. Mais certaines sont carnivores. Elles vivent dans les grandes profondeurs des océans, mais aussi dans certaines grottes littorales de la côte des Calanques que nous étudions, car elles reproduisent assez fidèlement les conditions environnementales du milieu profond. Les petits crustacés qui nagent autour de ces prédateurs sont «crochetés» par de longs filaments puis digérés un peu comme le font les plantes carnivores. C’est une stratégie qui semble leur avoir bien réussi dans des eaux pauvres en nourriture. Mais pas d’inquiétude pour nous, elles ne mesurent que quelques centimètres.
Vous entretenez avec l’Antarctique une relation, disons-le, passionnée ! Quel lien y a-t-il avec les missions que vous effectuez en Méditerrané ou sous les tropiques ?
Le lien, il s’impose de lui-même, c’est le réchauffement climatique. Cette région du globe, le continent blanc, avec ses quantités de glace, est un des régulateurs importants du climat mondial. L’Antarctique connaît depuis les années 60 une hausse de la température en moyenne de près de 3 degrés. Ce réchauffement n’est pas réparti de manière égale sur le continent, et son influence sur l’extension de la banquise n’est pas toujours directe. Mais en 2016 a eu lieu une «fonte» de la banquise sans précédent dans les 30 dernières années.
Vous évoquez aussi des canicules sous-marines en Méditerranée…
Ce réchauffement de la planète affecte les océans et les mers de manière irrégulière dans le temps et l’espace. Sur le pourtour méditerranéen nous avons eu des épisodes de canicule sous-marine répétés en 1997, 1999, 2003, par exemple, qui repoussent plus au nord et en profondeur certaines espèces animales peu thermophiles; pour elles c’est fuir vers des eaux plus fraîche ou mourir. Malheureusement dans le cas des espèces qui vivent fixées sur les fonds marins, fuir la chaleur leur étant impossible, on observe des maladies provoquant dans certains cas des mortalités massives qui se sont multipliées dans les petits fonds littoraux. Parfois, une espèce plus tolérante en remplace une autre. On voit aussi arriver en Méditerranée et en particulier au nord-ouest des espèces autrefois absentes : sardinelle, barracuda, coryphène. Notre travail actuellement est de comprendre comment ces écosystèmes réagissent aux changements globaux que nous vivons.
Quels sont les moments forts de votre expédition en Antarctique ?
Le premier plongeon dans les eaux de l’Antarctique en bord de banquise, c’est un moment fort ! Autour de l’Antarctique, il y a une masse d’eau très froide, jusqu’au 50e parallèle environ, qui maintient l’océan à une température pouvant descendre jusqu’à -1,8 degré alors qu’au-delà on atteint rapidement 5 à 8 degrés. En plongée, sous le regard des manchots qui nous surveillent et que l’on retrouve sous l’eau, c’est un monde très riche et très coloré que l’on peut découvrir, il y a beaucoup d’éponges, des concombres de mer, des étoiles de mer, des oursins, des anémones, des coraux et tout cela est très vivant. Mais, on passe très vite aussi d’un univers à l’autre dans cette partie du globe où ce monde foisonnant contraste étonnamment avec le désert glacé et monochrome rencontré hors de l’eau. Sous l’eau, nous avons pu explorer des grottes sous-marines creusées dans la glace. La vie s’y développe sur les parois de glace, mais parfois aussi dedans, ou entre les deux. Comment survivent-ils emprisonnés entièrement ou partiellement dans la glace ? Les plongées s’enchaînent mais ne se ressemblent pas, selon qu’on y accède à pied, en quad, en hélico ou plus simplement en bateau, ce qui multiplie le nombre d’espèces que nous avons rencontrées. Au bout du monde, dans un désert de glace, c’est un univers très diversifié qui, sous l’eau, s’offre aux scientifiques.
Propos recueillis par Christine LETELLIER
Plus de 250 professionnels de la recherche Située face à la mer, à Malmousque (Marseille), la Station Marine d’Endoume, est principalement occupée par l’IMBE, Institut Méditerranéen de la Biodiversité et d’Ecologie Marine et Continentale. C’est une Unité Mixte de Recherche créée en janvier 2012. Dans un souci d’améliorer la conservation et la gestion des ressources naturelles face aux changements globaux, l’IMBE analyse, avec plus de 250 professionnels de la recherche, les différents systèmes biologiques marins et continentaux, avec un regard particulier sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes. L’IMBE est issue de l’association de deux unités Imep et Dimar renforcées d’une équipe spécialisée dans les relations environnement et santé. Il fait partie de l’Institut Pythéas. |