Publié le 22 avril 2022 à 18h51 - Dernière mise à jour le 9 décembre 2022 à 14h07
La montée de l’extrême droite nous sidère. La perspective d’une condamnation de l’indispensable construction européenne est incompréhensible. Le soutien apparent à un programme économique amateur et fondamentalement démagogique est contraire au bon sens. Alors comment comprendre nos compatriotes tentés par un vote Le Pen le 24 avril ? Les explications, les démonstrations, les comparaisons et les exemples internationaux, n’y font rien. Une partie de nos compatriotes ont un «non» dans la gorge. Un non qui les étouffe et qui doit s’exprimer… quoi qu’il en coûte !
Les victoires du Brexit, puis de Donald Trump, sans compter celles de Bolsonaro, d’Orban ou de Salvini, ont été des événements choquants que notre raison n’a pu comprendre. Et nous avons échangé entre nous et nous nous sommes accordés sur la légèreté coupable, voire la folie de leurs supporteurs !
C’est là que nous nous sommes égarés. Nous, formés et cultivés, nous « intelligents » et internationaux, ayant assez de confort et de confiance dans l’avenir pour nous préoccuper de l’Histoire, de la République et de sa fragilité, de l’équilibre et de la beauté du monde. Assez de liberté intellectuelle pour penser collectif et avenir, plutôt que quotidien morose et futur angoissant que nous ne reconnaissons pas. Pour penser raison, plutôt qu’émotion et ressenti.
Nous avons imaginé, nous imaginons encore, que les électeurs du RN, comme ceux de la France dite « insoumise » pour ne parler que des principaux, sont ennemis de la démocratie, de la science, de l’économie, de l’union des peuples d’Europe, voire de la Liberté. Pour leur grande majorité, c’est faux !
Leur ennemi est le «Système». Un système incompréhensible, donc dangereux. Un système qui les ignore, qui ne les voit pas, dont ils se sentent exclus et qu’ils ressentent humiliant.
Un système qui serait essentiellement «parisien» et politicien, dont les compétences sont perçues comme de l’arrogance et l’aisance comme de la suffisance, un système de sachants dont on ne sait s’ils sont bienveillants ou méprisants, indifféremment de droite ou de gauche, tous deux dans une relation incestueuse, ces « ILS » indéfinissables qui alimentent naturellement les théories complotistes.
Entre réalité et ressenti, cette conviction devient insupportable et compromet la réflexion, la prise de distance ou la modération. Elle va bien au-delà d’un pouvoir d’achat menacé, de la perspective de 5 à 6% de temps de carrière supplémentaire, ou des contraintes liées à la gestion de la pandémie. Vous me regardez, mais vous ne me voyez pas ! Vous faites des colloques sur moi, vous me souriez avant chaque échéance électorale, mais vous ne m’aimez pas ! Eh bien moi, je vous déteste ! Je rejette vos propositions et vos ennemis sont mes amis !
Un rejet plus fort que la raison, plus fort que la réflexion, plus fort que le danger, même reconnu, d’une catastrophe sociale, économique, politique et humaine. C’est ce que l’Amérique «profonde» a dit à Washington en élisant une caricature habile mais obscène, c’est le message que l’Angleterre moyenne a envoyé à Westminster en votant pour la très dangereuse aventure du Brexit ! C’est ce qu’une partie significative des Français ont exprimé le 10 avril, au pire en votant pour les extrêmes, au mieux en s’abstenant.
L’anéantissement du PS et de LR, initié en 2017 et confirmé le 10 avril, est la première manifestation majeure de ce rejet viscéral du Système, car ils en étaient la première expression.
Emmanuel Macron, en partie du fait d’une posture «jupitérienne», et l’Union Européenne avec lui, sont maintenant les représentations désignées du Système, de cette « doxa » habilement réinventée et facilement réécrite en …dictature. Le terreau était donc là pour que tous/toutes les démagogues populistes plantent leur scène. En requalifiant les désarrois en désespoir, en pointant les difficultés qu’ils renomment misère, en habillant un discours de haine avec des proclamations d’amour pour les «malaimés», en proposant des programmes complaisants, largement fait de «bric et de broc». Et toujours en masquant leur appartenance ancienne à ce microcosme politique professionnel compromis (depuis 45 ans pour Mélenchon qui était déjà Sénateur quand Macron avait… 18 ans, depuis 35 ans pour Le Pen).
Rien ne pourra être mené sans comprendre et répondre au malaise d’une partie de la France, à ces frères et sœurs qui constituent, aussi, notre communauté. Rien ne pourra être efficacement conduit pour lutter contre la montée des inégalités (intérieures comme extérieures) et réduire la spirale infernale de la dégradation de notre planète, sans réconciliation et adhésion collective à un nouveau projet de vivre ensemble.
C’est le défi immense que devra reconnaître la nouvelle Présidence de la République. C’est ce qu’évoque maintenant Emmanuel Macron en parlant de la nécessité d’une «nouvelle respiration démocratique». Il ne sert à rien d’avoir raison sans l’adhésion d’une large majorité. Notre démocratie doit réécrire son fonctionnement, redéfinir en les redistribuant les espaces du pouvoir. En inscrivant ce dernier, avec les territoires, dans l’écoute, le regard et la subsidiarité.
Notre avenir de Français, d’Européens, en dépend. A défaut il s’atrophiera, puis se diluera dans la brutalité économique et politique des États-Unis et de la Chine.
[(Yves Delafon est Président d’honneur du réseau Africalink et Cofondateur et administrateur du Groupe Banque pour le Commerce et l’Industrie (BCI))]
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