La rumeur en courait depuis plusieurs mois dans la ville. Elle est aujourd’hui confirmée : le théâtre Gyptis est condamné ; on installera dans ses murs un lieu voué à l’image, nous dit-on. Et on nous rassure : on ne le démolira donc pas pour le remplacer par un immeuble de dix étages ou par un supermarché – ouf ! Il restera un » lieu culturel ».
Cette décision est absurde pour nombre de raisons. J’en vois au moins trois.
La première est que l’on ampute de son théâtre le quartier de la Belle-de-Mai – l’un des plus pauvres de France – faisant ainsi gravement injure à la population qui l’avait adopté et fait sien il y a 26 ans.
Le « Gyptis », ancien cinéma du quartier – que l’on avait prévu de raser en 1970 mais que l’on avait finalement rénové pour un faire en 1986 un (éphémère) « théâtre régional des musiques – a, en effet, été confié en novembre 1987 à Françoise Chatôt et Andonis Vouyoucas et ce, par décision conjointe de la Région et de la Ville. C’était pour ces deux artistes arrivés à Marseille en 1972 un véritable pari et il a été pleinement réussi. Leur compagnie s’est intégrée au quartier, y a trouvé en beaucoup de ses habitants de véritables partenaires. Les anciens du théâtre Massalia, la salle qu’ils occupaient précédemment rue Grignan, ont suivi et beaucoup de gens des autres quartiers de Marseille ; et puis encore beaucoup de jeunes collégiens et lycéens de la ville et de la région et leurs professeurs.
Ce sont tous ces gens que l’on prive d’un théâtre qui n’a cessé de leur proposer de grands textes du répertoire, des créations d’auteurs contemporains, qui leur a présenté des spectacles « maison » avec le concours d’excellents artistes de chez nous : comédiens, scénographes, costumiers, chorégraphes, musiciens, chanteurs…, et beaucoup d’autres co-produits avec des compagnies de la région ; et qui a organisé des « générales de quartier » gratuites et quantité de débats et rencontres avec les auteurs et acteurs de ses spectacles. Ils n’y auront désormais plus droit ! Et c’est un grave dommage qu’on leur cause. Et un camouflet pour les Chatôt-Vouyoucas, qui après 26 ans de bons et loyaux services, le temps de la retraite venue, pouvaient légitimement envisager de passer le relais en ce lieu à d’autres créateurs travaillant dans le même esprit.
On me dit que le pôle théâtre de la Friche de la Belle-de-Mai prolongera l’action théâtrale du « Gyptis ». C’est une tromperie. Et c’est la deuxième raison de l’imbécilité de cette décision. « La Friche, c’est Marseille, ce n’est pas la Belle-de-Mai ! », disent en chœur les habitants du quartier. Ils ne parcourront pas les quinze cents mètres qui les séparent de la Friche – et qui montent ! Ils n’y monteront pas ! Les gens de la Friche sont-ils eux-mêmes jamais descendus vers eux, d’ailleurs ? Ce sont deux univers différents, de culture différente, et cette décision absurde ne les rapprochera pas.
Troisième motif de colère – et d’inquiétude : que deviendront les artistes dont le théâtre Gyptis était l’employeur régulier et pour certains l’employeur principal ? Quel autre théâtre les fera-t-il travailler ? Seront-ils justiciables, dès cet été, du « Pôle Emploi » ? Et les permanents du théâtre de la rue Loubon collaborateurs administratifs et techniques, quel avenir pour eux ? Nos décideurs se sont-ils posé la question ? Quelle est donc la « culture » qu’ils veulent promouvoir ?
« Marseille, capitale de la culture » ? Peuchère !
Jacques BONNADIER