Architecte de formation, David Stoleru est diplômé de l’École d’architecture de Paris, ainsi que du Mandel Leadership Institute de Jérusalem, dédié au développement de l’innovation pédagogique. Il a travaillé pendant 10 ans à Barcelone en tant qu’architecte dans le domaine de la réhabilitation urbaine et de la conservation du patrimoine, en cherchant notamment à y combiner la pluralité de la ville et la dynamique de l’éducation. David Stoleru à fondé The Beit Project à Barcelone en 2010, qu’il préside depuis cette date, avant de fonder à Marseille The Boat Project en 2021. Entretien.
Pouvez vous nous rappeler la genèse du Beit Project et nous en expliquer les objectifs ?
J’avais, en tant qu’architecte, longtemps travaillé sur le patrimoine urbain. Lors du projet de réhabilitation et de réutilisation de lieux historiques, je mettais toujours l’accent sur les éléments physiques permettant de retrouver ce qui avait été les traces des habitants ou des usagers précédents du lieu. Plus encore, c’est un peu comme si le bâtiment pouvait nous raconter l’histoire des générations qui s’y sont succédé, des événements qui s’y sont déroulés. En habitant Barcelone, j’avais découvert le « Call », vieux quartier médiéval de la ville où une communauté juive très importante avait vécu jusqu’aux terribles événements de 1391, ce pogrom qui, 100 ans avant l’inquisition, avait signé sa disparition pendant près de 5 siècles.
Comment est ce qu’un lieu, ayant été le témoin du rejet de l’autre, pouvait-il devenir vecteur de rencontre et de connexion ? Comment un tel lieu pouvait-il servir à cohésionner la société locale, faire s’y rencontrer des parties indifférentes ou antagonistes l’une à l’autre ? De ces questions est né en 2010 The Beit Project, afin de faire avancer concrètement, dans toute l’Europe et sur le terrain, la lutte contre les discriminations. Car l’éducation ne doit surtout pas être limitée aux quatre murs de l’école, mais doit être au cœur de l’espace urbain, de l’espace public. Les lieux de patrimoine m’ont paru l’espace évident où cette alchimie unique entre étude et rencontre peut avoir lieu. Étude par la rencontre avec l’autre, rencontre dans l’étude avec l’autre, différentes configurations qui résument une idée toute simple mais évidente : On n’avance que grâce à la confrontation des idées, ce qui, par définition ne peut se faire seul ! Et dès que l’on a compris ça, on commence à percevoir l’autre non plus comme un obstacle mais comme un véritable atout.
Ce qui, au départ, avait été pensé en relation avec des lieux liés à l’histoire des communautés juives, s’est ouvert dès 2013 au patrimoine urbain en général, lieux significatifs permettant d’ouvrir une réflexion sur notre rapport à l’altérité. D’où le nom de Beit , mot qui d’un côté veut dire maison en hébreu, mais aussi d’ailleurs en arabe, et de l’autre nomme la deuxième lettre de l’alphabet et fait donc référence au chiffre 2, au binôme l’autre et moi.
Très concrètement, comment opérez vous ? Quels sont la méthodologie et les moyens que vous déployez ?
Le projet a pris la forme d’une école nomade, s’installant de façon éphémère et respectueuse dans les lieux de patrimoine un peu partout en Europe. Ceci répond à trois conditions : Ne pas dénaturer les lieux de patrimoine en y construisant de nouveaux espaces d’étude, pouvoir développer facilement le concept dans de nouvelles villes, mais surtout donner aux participants, essentiellement des jeunes autour de 11-16 ans, l’opportunité de s’approprier les lieux en s’y installant, en le transformant. Le projet s’installe donc pour une durée de 2-3mois dans chaque ville, et invite les établissements scolaires à participer à des ateliers pédagogiques qui sont une véritable immersion de plusieurs jours dans le lieu et dans son histoire. Et, surtout, l’atelier se déroule en binôme avec un autre établissement scolaire, très différent du premier.
Le tout implique donc une triple rencontre : avec un lieu, avec l’histoire, et avec l’autre. Et c’est surtout une vraie expérience pédagogique au cœur de l’espace urbain, avec la construction d’une classe nomade faite de plusieurs unités en bois, légères, les Beits, qui sont montées en binôme par les élèves dès leur arrivée. Faire ensemble afin d’apprendre à vivre ensemble.
Vous mettez en avant la vocation et l’ambition méditerranéennes du Beit Project, comment celles-ci se traduisent-elles sur notre espace méditerranéen, et cela peut-il fonctionner ?
Ancrés à Barcelone en 2011, puis à Marseille en 2021, nous avions depuis toujours une vocation fondamentalement européenne mais avec un pied en Méditerranée ! D’ailleurs, nous avions lancé en 2017 un projet pilote à Tanger qui avait été un franc succès avec plus de 400 personnes impliquées, dont plus de 200 jeunes, de catégories sociales et culturelles très différentes. Puis, en 2021, une fondation nous a lancés le défi de proposer un modèle de notre projet pédagogique autour de la Méditerranée. Je me suis posé la question des relations entre le Nord et le Sud, de comment nous pourrions créer les conditions pour une vraie rencontre en Méditerranée… sur l’eau ! Après le Beit Project, The Boat Project est alors né : une école nomade située sur un voilier dont l’équipage multiculturel est composé de jeunes adultes, les Compagnons de la Méditerranée, venant de 5 villes ports ou le bateau va accoster. A chacune de ces escales, les Compagnons réaliseront des ateliers pédagogiques avec des centaines d’élèves locaux, autour du vivre ensemble, fruit de leur propre expérience.
A la suite de cette action extraordinaire réalisée en 2022-2023 entre Marseille, Tanger, Barcelone, Tunis et Bastia, et face aux divisions actuelles qui menacent toute coopération entre les deux rives, nous sommes en train de travailler sur un nouveau projet dont l’objectif est de renforcer les liens entre jeunes de différentes villes et cultures de Méditerranée. Construire, avec le Service Civique, un modèle d’engagement méditerranéen sur l’éducation et le vivre ensemble.
Dans combien de villes The Beit Project est-il à ce jour intervenu ? Visez vous d’autres cités dans les années qui viennent ? Quel est l’accueil que reçoit votre initiative de la part des jeunes, des enseignants, des parents d’élèves, des autorités locales ?
The Beit Project s’est installé, depuis sa création, dans 20 villes d’Europe et de Méditerranée, de Barcelone à Londres à l’Ouest, jusqu’à Lodz, Bucarest, Sofia ou Athènes à l’Est, en passant par Paris, Bruxelles, Berlin, Rome, Marseille, Sarcelles, Timisoara, Lasi, Skopje, Nantes, Nice, Bastia, mais aussi Tanger ou Tunis.
Aujourd’hui, nous voulons pouvoir appuyer des changements structurels dans les systèmes éducatifs des pays où nous sommes le plus actifs. C’est le cas en France où nous avons pu participer à l’élaboration du Plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées aux origines (Prado), présenté récemment. C’est pourquoi l’un de nos objectifs est de multiplier les activités en France , dans de nouvelles villes, notamment en Région parisienne après un projet très positif à Sarcelles, à Lyon, Montpellier, Toulouse ou Dijon, mais aussi en Outre-Mer où les enjeux sont très présents comme à Mayotte.
Mais c’est aussi en Europe que se dessinent les contours d’une éducation européenne à la citoyenneté, dans laquelle notre projet apporte une expérience de terrain que nous voulons développer à grande échelle et dans de nouvelles villes. 2025 et les commémorations de la fin de la seconde guerre mondiale et de la libération des camps de concentration seront des moments importants pour ce développement. Sans oublier la Méditerranée où, après le Maroc et la Tunisie, le projet voudrait aborder les côtes turques et grecques dans une réflexion d’ouverture aux héritages communs.
Notre travail est tourné en premier lieu vers les élèves de toutes ces villes, et les retours d’évaluation montrent bien à quel point le projet leur facilite l’ouverture à l’autre. Mais, comme des cercles concentriques, c’est aussi pour les enseignants puis, finalement, pour les habitants que le projet a un impact important. Les enseignants témoignent souvent sur la façon dont l’ambiance en classe s’est transformée suite au projet, de comment le projet a pu servir de tremplin pour d’autres activités pédagogiques au sein de l’établissement.
Dans nos sociétés de plus en plus complexes et trop souvent fracturées, le vivre ensemble relève-t-il du possible ou de l’utopie ?
Il est clair que c’est non seulement de l’ordre du possible mais que c’est de l’ordre de l’inéluctable ! Pour faire face à tous les défis qui nous accablent déjà, aucune alternative à la réflexion commune et à la coopération. Que ce soit en matière de migration, de protection de l’environnement, de résolution des conflits, rien ne peut sérieusement être fait sans un changement de paradigme par rapport à l’autre : d’un obstacle à un atout, l’échelle d’un continent comme à l’échelle d’un équipage sur un bateau. Tout le monde avait d’ailleurs peur que l’équipage du Boat Project se défasse au bout d’une ou deux semaines face aux conditions de vie sur un voilier, et me conseillait de prévoir un équipage B, C… Z ! Ils ont finalement tenu la totalité du projet en mer, 6 mois, et ne voulaient pas se séparer à l’arrivée à Marseille.
The Beit Project est aujourd’hui reconnu et soutenu par de nombreux partenaires. Selon vous, qu’est-ce qui les a amenés à accompagner votre démarche ? Voyez-vous ce cercle de partenaires s’élargir à l’avenir ?
Des dizaines de structures publiques et privées nous ont soutenus depuis la création du projet. Chaque partenariat est une aventure humaine qui vient d’une profonde envie de trouver des solutions pédagogiques à la fragmentation croissante de la société. Nous sommes heureux d’avoir une grande diversité de soutiens et les plus récents, comme la Caisse des dépôts ou la Fondation Alter and Care, le démontrent à nouveau. Ils sont tout d’abord venus voir et tester, sur le terrain, comment agissait notre méthodologie spécifique. Et suite à cela, ils se sont lancés dans l’aventure. On espère bien que d’autres nous rejoindront prochainement, pour être à la hauteur des défis en termes d’éducation au vivre ensemble, et modeler la société de demain.
Propos recueillis par Bertrand VALDEPENAS