Ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée, Karim Amellal apporte un éclairage sur la Méditerranée, les enjeux, les incertitudes quant aux engagements de l’Europe, les extrémismes, le rôle de l’Union pour la Méditerranée, celui des spiritualités «un outil de dialogue et de coopération»… Entretien.
Destimed: Les bouleversements provoqués en Méditerranée par les conflits en Ukraine et à Gaza rendent plus difficiles les coopérations entre pays riverains de la Méditerranée. Dans ce contexte géopolitique pour le moins compliqué, quelles sont, selon vous, les voies de passage pour la poursuite d’actions collectives en faveur du développement économique, de la jeunesse, ou pour faire face au réchauffement climatique ?
Karim Amellal: La voie de passage est étroite, mais elle existe ! Bien entendu, le conflit à Gaza percute tout en Méditerranée, la dialogue politique comme les processus de coopération, et il s’additionne aux autres crises de la région, en Syrie, en Libye, au Liban notamment. Pour autant, cela renforce la nécessité de continuer à se parler, et à trouver des moyens, des outils pour cela. Et puis, derrière les crises, aussi graves soient-elles, il y a des problèmes de fond que nous devons absolument résoudre, sous peine de voir la situation se dégrader encore sur tous les plans. Car bien souvent, ce sont les inégalités économiques, le choc démographique, l’exode rural, la grande pauvreté, la sécheresse et son cortège de conséquences sociales, les crises économiques qui produisent de l’extrémisme, du séparatisme, de la conflictualité. Ces défis régionaux -le climat et la transition énergétique, le développement économique, la formation et l’emploi par exemple- requièrent des réponses à l’échelle de la région méditerranéenne.
Des outils existent, l’Union pour la méditerranée ou la politique européenne de voisinage par exemple. Même s’ils sont perfectibles, ils permettent de faire dialoguer les pays du nord et ceux du sud, de trouver des intérêts communs, de mobiliser des financements. Certes, la politique européenne de voisinage fonctionne sur une base bilatérale (UE-pays bénéficiaires du sud de la Méditerranée) mais avec des priorités communes, comme la transition énergétique, le développement économique ou la formation et 12 milliards d’euros mobilisés par la Commission européenne pour 2021-2027. Ce n’est pas rien. Il y a aussi l’Union pour la Méditerranée, qui regroupe l’ensemble des pays européens et méditerranéens, et constitue une plateforme d’échange et de dialogue unique. Ces deux instruments de coopération offrent des cadres d’action et il nous appartient de nous en servir au maximum. A côté de cela, il y a d’autres choses que nous pouvons faire, de façon plus ciblée, comme par exemple créer des espaces de dialogue et de coopération dédiés à la société civile, comme nous l’avons fait en 2022 en organisant le Forum des mondes méditerranéens à Marseille qui a permis de réunir des milliers d’acteurs de la société civile de tous les pays de la Méditerranée autour d’idées et de projets. Au total, certes il y a les crises, les guerres, tout ce qui dysfonctionne dans ce tout petit espace qu’est la Méditerranée, mais il y a aussi énormément de choses qui marchent, qui avancent, de coopérations qui se font, de liens qui se construisent, d’énergie qui se déploie. Reste à canaliser tout cela vers ces quelques défis communs qui nous unissent, le changement climatique en premier lieu.
Pensez-vous que les élections au Parlement européen du mois de juin prochain permettront d’avancer vers un engagement de l’UE plus robuste sur l’espace méditerranéen ?
Je l’espère ! Mais honnêtement j’ai quelques craintes. J’ai très peur que l’extrême droite fasse une percée très importante lors des prochaines européennes et que, par conséquent, le prisme à travers lequel la Méditerranée est perçue devienne encore plus sécuritaire, avec cette idée propre à l’extrême droite et inspirée par la peur qu’il faudrait davantage de distance avec les pays du sud, durcir les frontières, ériger de nouveaux murs. Nous voyons déjà ces idées se propager en Europe et les élections européennes pourraient bien leur donner un nouveau souffle. Ce serait tragique pour la Méditerranée, c’est-à-dire pour nous autres méditerranéens, de Marseille ou de Tunis, de Beyrouth ou de Naples. Nous perdrions encore du temps et les défis qui nous guettent, qui nous touchent tous, que nous soyons au nord ou au sud de la Méditerranée, s’aggraveraient dramatiquement : les incendies, les sécheresses terribles, les canicules marines qui tuent toute vie sous-marine, la pollution plastique…
Que pensez vous du rôle que joue, ou pourrait jouer, l’UpM dans le contexte méditerranéen actuel ?
L’union pour la Méditerranée est en théorie un très bel outil, mais qui n’a malheureusement pas un rôle assez puissant, structurant, faute de moyens adaptés -son budget est de seulement 8 millions d’euros… pour 42 États membres- et d’une capacité d’action lui permettant de jouer pleinement son rôle, en particulier de soutenir des projets, de lancer des initiatives concrètes. Nous travaillons, notamment avec l’Espagne mais aussi le Maroc ou l’Égypte, a revitaliser l’UpM. C’est un enjeu crucial. Ce n’est pas facile car l’organisation fonctionne par consensus et est elle aussi percutée par les crises, mais c’est indispensable car une UpM plus forte nous permettra de répondre plus efficacement aux défis communs que j’ai évoqués.
Les relations de la France avec chacun des pays du Maghreb ne sont pas particulièrement au beau fixe actuellement. Comment pourrait on, selon vous, améliorer la qualité de nos relations avec ces pays afin de les remettre à niveau d’une histoire et d’une géographie partagées et d’un destin commun ?
Il y a les aléas des relations politiques, qui connaissent -et ont toujours connu- des hauts et des bas, et la réalité de nos relations avec les trois pays du Maghreb qui sont considérables dans tous les domaines et, au fond, assez peu affectées, sauf à la marge, par les cycles politiques. Cela s’explique, je crois, d’abord par la densité exceptionnelle des liens humains qui nous unissent, de ces millions d’histoires qui nous relient et tissent comme une gigantesque toile entre les deux rives de la méditerranée. Notre objectif, le mien en particulier, est de renforcer ces liens, de toutes les manières possibles, car c’est le soubassement de nos relations. Il faut que l’on tienne ce cap, vaille que vaille, malgré les difficultés et les soubresauts. Pour cela, en parallèle des sentiers traditionnels de la coopération, nous devons poursuivre le travail que nous menons avec les acteurs économiques, les diasporas, les acteurs culturels notamment autour de sujets qui rapprochent, comme le sport, l’intelligence artificielle, la préservation du patrimoine, ou encore le développement de l’entrepreneuriat.
La visite du Pape à Marseille en septembre dernier a été un moment spirituel fort pour la France et la Méditerranée. Pensez vous que les religions puissent devenir un facteur d’apaisement et de rapprochement des peuples en Méditerranée, et si oui, de quelle manière ?
Oh oui, j’en suis convaincu. Je ne parlerai d’ailleurs pas de religions mais plutôt de spiritualités. La Méditerranée est un palimpseste de croyances, de mythologies, de représentations, de religions, de philosophies, au fond, donc, de spiritualités qui s’épousent et s’enchevêtrent. De magnifiques livres ont été écrits là-dessus et, avant toute chose, je crois que c’est d’abord cela que nous avons en commun tout autour de la Méditerranée. Pourquoi, alors, ne pas en faire un outil de dialogue et de coopération puisque cela a toujours été le cas (comme de conflit aussi bien entendu !) ? Face à l’extrémisme, au refus de l’autre, au repli sur soi, aux explosions de haine qui caractérisent toutes nos sociétés actuellement, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, et que les réseaux sociaux (parmi d’autres facteurs) exacerbent, les spiritualités, le retour aux sagesses anciennes, à la sophrosyne grecque, aux religions du Livre dans ce qu’elles ont d’apaisant et de commun, tout cela peut contribuer à mieux nous connaitre les uns les autres, à faire preuve de discernement dans notre jugement sur autrui, à comprendre que ce qui nous lie et plus puissant que ce qui nous sépare. Je rêve d’organiser à Marseille un événement, une rencontre, avec des représentants du catholicisme, de l’islam et du judaïsme, mais aussi avec des écrivains et des philosophes consacrée aux spiritualités en Méditerranée, aux idées et croyances qui nous relient les uns aux autres. Nous avons plus que jamais besoin de reconstruire du lien entre nous, et les religions -ce qui nous lie ou nous attache les uns aux autres- peuvent y contribuer.
Propos recueillis par Bertrand VALDEPENAS