Entretien avec Pierre Duquesne: «L’Europe est de plus en plus en Méditerranée et la Méditerranée de plus en plus en Europe…»

Ancien ambassadeur français chargé de la coordination de l’aide internationale au Liban et ancien représentant français à l’OCDE (ambassadeur), au FMI et à la Banque mondiale (administrateur), Pierre Duquesne a été ambassadeur, Délégué interministériel à la Méditerranée entre 2017 et 2020. A ce titre, il a organisé le Sommet des deux Rives qui s’est tenu les 23 et 24 juin 2019 au palais du Pharo, à Marseille. Entretien.

Destimed Pierre Duquesne K
Pierre Duquesne ©DR

Destimed : Comment définiriez-vous la Méditerranée ? Comment l’avez-vous appréhendée dans vos fonctions – notamment lors de l’organisation du Sommet des deux Rives ?

Pierre Duquesne : « La Méditerranée est rarement une mer tranquille prête à servir», écrivait Fernand Braudel. Plus qu’une mer, je dirai que la Méditerranée est un océan ! Malgré sa taille réduite[1], c’est un océan d’incompréhensions, de difficultés, de conflits. En France, on a souvent tendance à réduire la Méditerranée au dialogue de notre seul pays avec le Maghreb et non à le concevoir comme un espace singulier. Dans mes fonctions, je me suis attaché à coopérer étroitement avec l’ensemble des pays riverains de la Méditerranée, en particulier avec ceux d’Europe du Sud  comme l’Italie, l’Espagne mais aussi avec les pays des Balkans.

Le Sommet des deux Rives m’en a donné l’occasion  puisque son objectif  -tel que défini par le  Président Emmanuel Macron- était de « refonder une politique méditerranéenne plus inclusive ». J’ai tenu à associer dès le départ à sa préparation l’Allemagne, l’Union Européenne, les organisations pan-méditerranéennes et les principales organisations économiques internationales.

Pour des raisons pratiques, le Sommet des deux Rives s’est appuyé sur le plus ancien groupe de coopération informelle existant en Méditerranée occidentale :  le 5+5. Créé en 1990, il associe 5 pays de la rive Sud (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie) et 5 de la rive Nord (Espagne, France, Italie, Malte et Portugal). L’originalité du Sommet résidait davantage dans le choix de réunir, aux côtés des gouvernements, 100 représentants issus de la société civile (ONG, collectivités locales, mondes économique et de la culture). Ces groupes de dix personnes par pays ont réuni au total 54 femmes et 46 hommes. « L’Assemblée des 100 » était présidée par Ouided Bouchammaoui, Tunisienne et Prix Nobel de la Paix en 2015. Pour préparer la tenue du Sommet à Marseille, 5 forums thématiques se sont tenus sur l’Énergie à Alger, la Jeunesse à La Valette, la Culture à Montpellier, l’Environnement à Palerme et l’Économie à Rabat. Ce Sommet a vraiment permis à cette société civile de nouer les liens qui permettent ensuite de créer des projets. Faire travailler ensemble les sociétés civiles et les gouvernements, ce que j’aime à appeler le G10 Méditerranée, n’a pas été refait depuis lors.

Les pays qui bordent la Méditerranée sont confrontés aux mêmes défis : surtourisme, déprise agricole (alors même que le régime crétois est recommandé mondialement), tensions sur les ressources en eau douce, mais aussi formidable potentiel de production d’énergie renouvelable, population plutôt jeune… Les pays qui bordent la Méditerranée ont-ils conscience de partager cette même réalité ? Si politiquement la Méditerranée est une zone à géométrie variable, qu’en est-il de la coopération économique et culturelle ?

Je dirai que oui, le sentiment d’un destin commun existe en Méditerranée : face au changement climatique, face aux problèmes d’approvisionnement en eau potable, face à la déprise agricole, à l’érosion de la biodiversité… Mais dans le même temps, c’est vrai, les institutions ne fonctionnent pas. Pourtant, politiquement, la France s’est illustrée par une belle idée : l’Union pour la Méditerranée (UpM). Mais elle l’a très mal présentée en 2007 sous la forme d’une alternative à l’Union européenne. De ce fait, cette initiative pâtit d’un défaut constitutif : elle n’a été dotée d’aucun moyen financier. Elle a vocation à labelliser les projets. Et elle le fait plutôt bien. Après, il faut garder à l’esprit qu’en Méditerranée, les porteurs de projets se trouvent face  à -au moins- quatre organisations internationales de financement : la Banque Africaine de Développement (BAD), la Banque européenne d’investissement (BEI),  la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque mondiale -sans compter les agences de développement nationales (AFD ou GIZ par exemple) et les fonds thématiques tels que le Fonds pour l’Environnement mondial ou le Fonds Vert pour le Climat. La France s’illustrerait à porter avec l’Union européenne,  l’UpM,  d’autres pays ou partenaires des deux rives – la création d’une Banque de développement pour la Méditerranée ! Compte tenu des positions acquises, ce ne sera guère facile.

Au-delà de ces coopérations par projet qui fonctionnent bon an mal an, il existe des organisations dynamiques. Je pense en particulier à la Fondation Anna-Lindh. L’autre nom de cette fondation est « Fondation euro-méditerranéenne pour le dialogue entre les cultures ». Mais  j’aimerais dire combien ce terme d’euro-méditerranée m’interroge : cette terminologie nous oppose plus qu’elle nous rassemble. Je lui préfère le terme de partenariat méditerranéen ! L’Europe est de plus en plus en Méditerranée et la Méditerranée de plus en plus en Europe.

En paraphrasant le Pape François, quels sont les grands défis à relever pour que cet espace Méditerranéen redevienne le berceau de culture et de développement qu’il a été – plutôt que le cimetière (pour migrants) qu’il est aussi de nos jours ?

J’en vois plusieurs. Certains défis relèvent de notre seule responsabilité. Ainsi, définir et mettre en œuvre une politique de délivrance des visas à la fois plus généreuse et plus ciblée faciliterait le maintien de liens entre les étudiants des deux rives et avec les élites des pays de la Rive Sud.

Je pense aussi que la France gagnerait à afficher des positions plus claires et cohérentes sur ce qui se passe aux Proche et Moyen-Orient.  Ainsi, comment pouvons-nous exiger une démocratie syrienne à notre image alors même que nous ne l’exigeons ni de l’Arabie saoudite, ni de l’Égypte . Montrons que nous avons tiré les leçons des Printemps arabes !

Il me semble aussi que nous aurions intérêt à « jouer collectif » dans nos relations avec les pays des rives Sud et Est de la Méditerranée. En associant étroitement l’Union européenne, l’Allemagne mais aussi bien sûr l’Espagne et l’Italie à nos actions. Là encore, tirons les leçons de l’histoire récente et ne reproduisons pas les erreurs commises lors de notre intervention en Libye ! Mais cela, par définition, nous ne pouvons le faire seul.

Ce que nous devons faire, c’est changer notre regard et faire en sorte d’entraîner avec nous nos partenaires européens. La Méditerranée a longtemps été vue comme le berceau de civilisations et de trois religions monothéistes. Ensuite, au siècle dernier, la Méditerranée, c’est devenu le Club Med : un espace de vacances plus ou moins bon marché pour les Pays d’Europe du Nord en particulier. Et aujourd’hui, malheureusement, nous avons tendance à voir ces Pays – au choix – comme des pourvoyeurs de main-d’œuvre illégale à bas coût ou des foyers de terrorisme.

Pourtant, comme vous le soulignez, oui, rive Sud et rive Nord sont confrontées aux mêmes défis. Changement climatique, transition énergétique, révolution agricole, bouleversement démographique, montée des inégalités. Je rajouterai une sourde inquiétude des classes moyennes qui explique notamment la montée des populismes, sur les deux rives. tout cela nous concerne. Et c’est bien sur ces enjeux, ces défis, ces thématiques que nous devons construire le dialogue en Méditerranée et imaginer ensemble notre futur commun !

Si la Méditerranée était -au choix- un produit ? Un pays ? Une ville ? Un personnage historique ou de roman ? Une œuvre musicale, un film ou un tableau ? que serait-elle ?

  • Un produit ? Le Vin rosé
  • Un pays ? Le Liban pour sa géographie entre mer et montagne, la résilience de sa population son esprit d’entreprise et son ouverture sur le monde grâce à sa diaspora !
  • Une Ville ? La Valette entre Europe et Afrique du Nord.
  • Un film ? « Z » tourné en Algérie, le film se passe en Grèce. Il nous rappelle qu’il y a 50 ans, l’Europe du Sud était encore marquée par les dictatures. C’est aussi un film qui a éveillé ma conscience politique.
  • Un personnage ? En amateur de bande dessinée, je choisis Thierry de Royaumont, preux chevalier chrétien indissociable de la Princesse orientale Leïla. Ils vivent des aventures chevaleresques à l’époque des Croisades. Le personnage féminin participe pleinement à l’action. Ce qui est assez moderne quand on sait que cette BD sous la signature de Jean Quimper et de Pierre Forget a été publiée par l’hebdomadaire catholique Bayard dans les années 50 !

Propos recueillis par Stéphanie LUX

 

[1] Environ 5 fois la surface de la France et 0,8 % de la surface de l’océan mondial

Articles similaires