«Le Rassemblement national n’est plus un parti d’extrême-droite, c’est un « catch all « , un parti attrape tout », analyse Raphaël Liogier. Voilà 10 ans, le sociologue et philosophe, publiait un ouvrage avec un titre prémonitoire « Ce populisme qui vient ». «Aujourd’hui le RN est un vrai parti populiste, le plafond de verre a cédé, ses thématiques imprègnent les partis politiques. Il peut accéder au pouvoir », prévient-il.
Une mobilisation impressionnante
La mobilisation pour le lancement de la campagne des Européennes à Marseille en témoigne. Le RN a rassemblé plus de 6 000 participants, le week-end dernier. Des milliers de personnes pour un scrutin qui, en général, ne mobilise pas les foules. Autant dire un phénomène. « Il y a 20 ans, c’était impossible. Dix ans, improbable. Aujourd’hui, c’est banal », analyse Raphaël Liogier. Dans cette foule, une majorité de jeunes des générations Y et Z. Des meetings comme en rêveraient nombre de partis politiques plus habitués aux têtes blanches dans l’assistance. Entretien.
Destimed: Vous aviez prédit cette ascension du FN devenu RN dans votre ouvrage. Pour quelles raisons ?
Raphaël Liogier : Depuis 2003-2005, on sentait cette évolution du parti. On est passés d’un parti d’extrême- droite sous l’ère Jean-Marie Le Pen à un parti populiste avec Marine Le Pen. L’aïeul avait une clientèle classique de vieilles personnes réactionnaires pour qui c’était mieux avant, où rien n’allait et pour qui les jeunes se comportaient mal. Le FN restait marginal même si Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour de la Présidentielle en 2002, il a rassemblé moins de 18% des voix. Chez sa fille, s’opère un glissement. Le parti devient populiste, identitariste. Il met en avant le sentiment de perte d’identité du peuple dans son ensemble, de perte de ses repères. En gros tout va s’effondrer. C’est la collapsologie qui peut s’entendre aussi bien à droite qu’à gauche. C’est là le danger du populisme. Il ratisse beaucoup plus large.
Pourquoi les jeunes sont-ils sensibles aux sirènes du RN ?
L’année de la parution de mon livre, les démographes Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, prévoyaient que le FN mourrait de lui-même car la génération de vieux réactionnaires allait s’éteindre. Ils n’ont pas vu que la doctrine changeait, que l’extrême droite allait se dissoudre dans un populisme axé sur l’émotion. Les jeunes sont réceptifs car ils ont une angoisse du futur. Ils ont peur du climat qui se dégrade, d’une planète impossible à vivre, d’un environnement conflictuel. Ils ne sont sûrs de rien. Le RN capitalise sur ce sentiment de perte d’identité, plus fort chez les jeunes. Ils sont paralysés, incapables d’agir. Ils se raccrochent à des « héros » qui les rassurent, jouent sur la défensive. Défense des frontières, lutte contre les immigrés…
Le populisme fait passer la pilule de l’extrémisme ?
En mettant en exergue l’identité, le populisme rend acceptable des positions extrêmes, impossible à entendre auparavant. On le voit aujourd’hui. Des idées clivantes sont validées. Les lois restrictives sur l’immigration, la fin du droit du sol évoquée à Mayotte ne créent pas de tremblements de terre. Dès que l’identité est brandie en étendard, le RN se positionne au cœur de l’échiquier. C’est là où le populisme est dangereux. Il touche toutes les classes sociales ou les provenances. Prenons l’exemple des jeunes présents au meeting. Ils applaudissent aux attaques sur l’immigration mais ne s’interrogent pas sur les solutions apportées. Si on les questionnait, ils auraient certainement des pistes très variées. La volonté de surfer sur l’émotion hypothèque toute réflexion.
Vous dites que le sentiment d’angoisse identitaire nous a aveuglés ?
Oui, au nom de la République, érigée en patrimoine, nous sommes prêts à transgresser nos principes républicains ! Marine Le Pen s’est emparé de la laïcité, c’est devenu un totem. Peu importe le contenu du mot, il sert à se défendre contre le musulman. Pour son père, laïcité rimait avec complot judéo-maçonnique. C’est dire l’évolution. Le populisme défend avec force ces valeurs nationales comme des reliques. Il semble inoffensif mais c’est le pire car, en détournant ces valeurs, il conduit à la mort de la démocratie.
Vous faites un parallèle avec les années 30, mais vous expliquez qu’aujourd’hui nous avons affaire à un populisme « liquide » pourquoi ?
Nous avons un regard rétrospectif sur les horreurs du nazisme mais nous avons une cécité sur ses causes. Dans les années 30, nous avions ce même sentiment d’angoisse, amplifié par Internet aujourd’hui. Les cibles ont changé : le juif est devenu le djihadiste. L’Europe nous empêche d’être Français. Je parle de populisme « liquide » car il est plus insidieux, il corrompt les institutions, il noie tout, se répand comme un virus. L’État, les élites, les immigrés se cachent derrière le rideau. Ce sont des ennemis invisibles. «On est chez nous», clament les militants du RN dans les meetings. Les politiques exclusives, identitaires sont ravageuses.
Vous associez le programme du RN au National-socialisme, n’allez-vous pas trop loin ?
Vous ôter le trait d’union si vous le souhaitez. Avant les dérives du nazisme, le programme d’Hitler était la redistribution sociale aux vrais Allemands. La lutte contre l’appropriation du capital par quelques-uns, les juifs en particulier. La grammaire du RN est similaire : les avantages sociaux doivent revenir aux vrais Français. Il est anticapitaliste, anti-mondialiste. Si Jean-Marie Le Pen estimait que Mitterrand était le cheval de Troie du marxisme et du soviétisme, sa fille juge qu’Hollande a trahi le socialisme. Nous avons donc bien une thématique nationale, la défense de la France et sociale avec les clins d’œil aux classes populaires.
En matière d’Immigration, de sécurité, de frontières, les idées du RN ne choquent plus.
Non, les discours du RN n’impressionnent plus personne. Le barrage s’est fissuré dans les partis classiques. Les gens n’ont plus honte de soutenir le mouvement. Auparavant les sondeurs gonflaient les chiffres du FN lors des enquêtes car ils s’étaient aperçus que des sondés n’osaient pas avouer qu’ils votaient pour Jean-Marie Le Pen. On n’en est plus là. Marine Le Pen et Jordan Bardella apparaissent comme source de vérité et de défense.
Comment combattre le populisme que vous dénoncez ?
C’est très difficile car c’est une idéologie qui joue sur l’émotion. L’argumentation, le rationnel ne pèsent rien. On est emporté par la vague : si on résiste on s’use, si on amplifie cette idée de perte d’identité, on ne prend pas de risque, mieux on devient un héros ! Il faudrait une psychanalyse, une psychothérapie collective pour enrayer le phénomène du populisme. Il faut un énorme courage, une sorte de transcendance comme je l’évoque dans mon livre « khaos » pour surmonter les préjugés et sortir du «on a tout perdu». Il faut redonner du désir d’être ensemble, réapprendre à accueillir. La chance d’y parvenir n’est pas énorme tant nous sommes enfermés dans nos communautés avec les réseaux sociaux. Oui le Rassemblement National est tout proche du pouvoir.
Propos recueillis par Joël BARCY