Raphaël Rubio est professeur de philosophie, secrétaire général de l’association Egali-terre, journaliste, organisateur du salon du livre de Simiane-Collongue, mais aussi écrivain et poète. Il vient de publier « Le Roy autre », comme un retour sur le sol ancestral, aux éditions Solarium. Entretien.
Destimed: Vous venez de sortir, aux éditions Solarium, un nouveau recueil de poèmes intitulé «Le Roy autre» . Quel a été la genèse de cet ouvrage ?
Raphaël Rubio : Je dirais un retour sur le sol ancestral. Lorsque j’évoque le sol, je veux dire une terre chargée, nourrie par le ciel. Comme une sorte d’hierogamie. Il y a aussi cette mer, lointaine, « Fragile » comme je le souligne dans l’un de mes textes… Pour être plus clair, j’ai voyagé jusqu’en Andalousie, région à la fois romaine, byzantine, musulmane, juive, chrétienne, rebelle, gitane, libertaire… Elle est par ailleurs le berceau de ma famille paternelle. Nous avons dû la quitter en 1873, à la suite de la fin de la 1ʳᵉ République espagnole. Mes aïeux étaient des cantonalistes, des anarchistes, des fédéralistes, profondément amoureux de la Liberté ! Ils ont traversé le détroit de Gibraltar à la barque pour se retrouver au Maroc puis en Algérie. Ils ont bâti là-bas, autour d’Oran, une vie rude et intense.
Lors de l’indépendance, en 1962, nous avons été rapatriés dans le Sud-Ouest de la France. Depuis mon enfance, j’entends parler de l’Andalousie. Je connais le nom des villages, Tahal dans le désert, San José près des plus belles plages du monde, Nijar… Je suis le premier de ma famille à être retourné en ces lieux. Ce fut comme la clôture d’un cycle, le passage d’une porte. Voilà pourquoi, d’ailleurs, mon recueil est organisé autour de cycles, de portes ou encore de rondes.
Il s’agit donc d’un itinéraire presque existentiel. Votre errance est ponctuée d’images très fortes. Il s’y mêle, de façon cinématographique, des scènes de la vie quotidienne et des symboles mythologiques. Cette « inquiétante étrangeté » est-elle votre marque ?
Je sais depuis le « 7ᵉ sceau » que la Mort peut jouer aux échecs dans une taverne ! Je suis effectivement très influencé par le cinéma. Cela se ressent dans mon écriture. Je dois beaucoup, par exemple, à Victor Chklovski. Dans son célèbre article « L’Art comme procédé », il théorise la notion de « singularisation ». Il s’agit pour lui de rendre étranges les choses les plus familières. Dans un film, cela peut consister à descendre une rue, danser, rire, prendre un repas. Dans mon recueil, on pend une robe, on la laisse sécher, on regarde un journal roulant sur le sol, un bateau à Marseille, une rue sombre, une villa grecque. Lorsque l’image est isolée, elle devient singulière. Il se produit, selon Chklovski, une « non-coïncidence dans la ressemblance ». Cela veut dire que l’on reconnaît une scène, mais qu’il s’ouvre au cœur de cette banalité une obscurité admirable, quelque chose justement d’«autre», d’inconnu, de non réparable… C’est au creux de cet interstice, véritable matière noire, que gît la poésie.
D’où le titre Le Roy autre ?
Exactement. Rendre les actes de la vie quotidienne à leur mystère singulier ! Inversement, les symboles les plus hermétiques, tels le Sphinx, descendent et deviennent en quelque sorte usuels.
Il est aussi question de mémoire dans votre recueil. D’ailleurs, les souvenirs sont fragmentés.
Oui. Ce sont des souvenirs un peu impressionnistes. Ils ne constituent pas un récit ficelé, avec une histoire qui aurait un point de départ, un élément perturbateur, un climax et un retour à un nouvel équilibre à la toute fin. Ce schéma classique de la narration n’est pas adapté à ma sensibilité. Je m’y sens prisonnier. Je préfère les fragments. Laissez-moi encore vous parler de Chklovski. En 1927, dans un article sur le « cinéma de poésie », il explique comment un film devient poème lorsque, précisément, tout se désorganise ! Cela, ajoute-t-il, délivre à l’image poétique un halo qui lui est propre. Un peu comme dans le film expérimental «L’étoile de mer» de Man Ray. J’ai tenté, bien modestement, d’installer ce halo, cette lumière épaisse, d’où finalement la poésie émerge.
L’accès au contenu de la mémoire est une sorte de hantise ?
Peut-être. En tout état de cause, ces contenus sont inaccessibles. Au mieux, sont-ils censurés ou déformés. C’est Ossip Mandelstam qui écrivait que « hier n’est pas encore advenu ». Phrase étrange, n’est-ce pas ? Pour lui, la poésie était une charrue qui «affouille» le temps pour laisser émerger «les couches profondes», le «Tchernoziom». Le Tchernoziom est cette terre noire, nourricière et intacte. Je veux ensemencer le présent avec un passé non advenu, chargé des possibilités de la création. La poésie, c’est cela : jouer avec une mémoire fragmentée dont les matériaux sont vierges…
Cela donne chez vous une poésie qui sonne comme une musique. D’ailleurs, la musique classique est très présente.
Mon recueil contient des références à Moussorgsky, Debussy, Massenet, Gounod. J’écoute de la musique classique depuis mon adolescence. Imaginez un collégien ou un lycéen, casque vissé sur la tête, rêvant au rythme de Clérambault, Sibelius, Mendelssohn ou Mondonville. Et cela au début des années 90, où il fallait être flashy, cool et décontracté (rire). La musique a structuré une part de mon identité. Elle est ma seconde Patrie.
D’où le néo-lyrisme qui empreint vos œuvres.
Il existe une querelle contemporaine à ce sujet… La poésie doit-elle être lyrique, c’est-à-dire chantée et dite ? Doit-elle se marier avec la parole, la vibration, le son ? Je le crois profondément. Mon recueil « Bleu Mémoire »a été mis en espace et donc théâtralisé avec le metteur en scène et artiste de la voix Christophe Lancia. Nous désirons continuer à nous produire avec «Le Roy autre». Pour moi, le verbe est vivant. Il prend corps, il matérialise, il crayonne l’espace.
Propos recueillis par Caroline GORA