Publié le 25 septembre 2014 à 20h30 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h11
Vent debout contre la réforme de la déréglementation de leur profession les quelque 50 000 notaires et salariés de leurs études (soit 80 % de la profession) qui ont participé au grand rassemblement du 17 septembre seront présents le 30 septembre aux côtés des différentes professions réglementées ciblées par cette même réforme. Pour en décrypter les pièges mais aussi les aberrations Me Jean-Paul Decorps, notaire à Marseille, qui a présidé le Notariat français, puis son Conseil mondial, a accepté de répondre à nos questions. «Parce que la situation actuelle est très préoccupante. Parce que nous sommes ulcérés, abasourdis par l’incohérence de cette réforme qui veut tout et son contraire. Qui prétend donner plus aux Français en commençant par s’attaquer à des professions d’un secteur d’activité qui regroupe près d’un million d’entreprises et deux millions de salariés».
Le premier à avoir allumé le feu, au début de l’été, est Arnaud Montebourg en présentant une réforme censée rapporter 6 milliards d’euros, assurant du même coup une reprise du pouvoir d’achat des Français. L’incendie s’est propagé lorsqu’il a qualifié les représentants des professions ciblées de «rentiers» et de «privilégiés» … Son successeur, Emmanuel Macron, dès son arrivée à Bercy s’est empressé de rectifier le tir et a revu nettement à la baisse une ambition dont on ignore encore sur quoi elle était fondée. Mais il reste attaché au projet de réforme.
Quelle forme prendra-t-elle ? Tiendra-t-elle compte des échanges, des propositions faites entre les porte-paroles de la profession et les ministères concernés ? Autant de sujets d’inquiétude qui ont motivé quelques 150 représentants du notariat français au travers de ses Conseils régionaux et départementaux à participer à une réunion «de crise» qui s’est tenue ce mercredi à Paris. Une réflexion élargie à bien des domaines comme en témoigne les réponses de Me Jean-Paul Decorps, partie prenante des débats en sa qualité de Président honoraire du Conseil supérieur du notariat français. Entretien.
Destimed: Qu’est-ce qui vous choque le plus dans cette réforme à laquelle votre profession est opposée ?
Jean-Paul Decorps : Qu’on laisse croire aux Français qu’en déréglementant notre profession, on va augmenter leur pouvoir d’achat! Face au chômage qui augmente, aux déficits qui se creusent, nos « gouvernants » auraient ainsi trouvé «le remède miracle». Ce n’est pas sérieux, pas acceptable ! L’État prend notre profession en otage pour donner des gages à Bruxelles afin de se faire pardonner ses déficits chroniques. Et son incapacité à faire de vraies réformes.
En réalité, la vérité est toute autre. Il y a derrière tout cela de gros enjeux financiers. La mondialisation, on le sait, n’est pas seulement économique elle est aussi juridique. Le monde anglo-saxon a très vite compris l’importance du droit pour développer cette influence. Le projet de mise en place d’un grand marché américano-européen est d’ailleurs une autre illustration de cette stratégie d’influence.
Mais n’exagère-t-on pas le rôle de Bruxelles dans les impératifs fixés par la réforme qui vous concerne?
Pas du tout. L’entrée de partenaires financiers dans les études notariales, la liberté d’installation des notaires, de sélectionner leur clientèle en n’acceptant que les dossiers les plus rémunérateurs au détriment des usagers les plus démunis, ce qui signe la fin de toute déontologie, tout cela annonce une américanisation de notre société. Sous l’influence du lobbying anglo-américain la Commission européenne pose ses conditions à la France. Parmi les réformes que le gouvernement veut mettre en place, l’une concerne la modernisation des professions réglementées dont font partie les notaires. Est-ce un hasard? Non. Depuis longtemps le lobbying anglo-américain lorgne sur le marché juridique européen. Le droit notarial français a inspiré 22 des 28 pays d’Europe. Or les spécificités de cette Europe juridique, profondément liées à sa culture, constituent un frein à l’implantation de gros cabinets d’avocats tels qu’ils existent outre Atlantique. Tous les pays dits émergents ont vite compris qu’ils devaient créer un droit notarial pour assurer la sécurité juridique de tout ce qui relève du patrimoine familial ou professionnel et plus largement industriel.
La concurrence souhaitée par Bruxelles est censée permettre de baisser des tarifs qui alourdissent les charges des particuliers. Vous réfutez cet argument ?
50% des actes que nous rédigeons sont faits à perte; nous les compensons par des actes où sont exprimés des capitaux plus importants nécessitant de multiples démarches. Pourquoi à perte ? Parce que le système notarial français assure l’accès aux services juridiques contractuels à tous, y compris aux moins favorisés. Que vous héritiez de 3000 euros ou de 200.000 euros le certificat d’hérédité représente pour le notaire un honoraire de l’ordre de 60 €. Quant aux actes notariés, ils ne sont pas globalement moins chers en Angleterre. Ils y sont en revanche plus complexes à constituer, si bien que la transaction finale n’en est que plus élevée! Et avec trois fois plus de contentieux recensés qu’en France.
«Nous ne ferons pas de réforme contre les professions, nous la ferons avec elles», a déclaré Emmanuel Macron.Les notaires sont-ils prêts à dialoguer?
Nous sommes ouverts au dialogue, les positions en ce qui nous concernent ne sont pas figées. Par la voix de leur président, Jean Tarrade, les notaires ont déjà évoqué certaines mesures relatives à l’aménagement des tarifs, à l’accès des jeunes au statut de notaire. En revanche, les actes de famille effectués demain par des avocats, c’est quelque chose qui ne passe pas. Un cas de casus belli !
Qu’est-ce qui est récusable dans ce projet de mixer droit anglo-saxon et droit notarial français?
Les caractéristiques sont nombreuses qui opposent ces deux systèmes juridiques dont une est fondamentale : l’organisation des professions. Elles sont réglementées et contrôlées dans le système continental, déréglementées et peu organisées dans l’autre. Déontologiquement, un tel mariage est voué à l’échec. Nos professions sont complémentaires : l’amiable pour les notaires, le contentieux pour les avocats.
Lors de vos trois années de mandat de président du notariat mondial vous avez initié de nombreux pays, dont la Chine, au notariat français. Quels enseignements en tirez-vous ?
Le droit notarial français gagne du terrain partout dans le monde. Les deux tiers de la population de la planète connaissent le droit continental, donc les notaires, c’est-à-dire un système juridique puisé aux sources de notre Droit grâce au génie de Napoléon. Si la Chine, en 2002, le Vietnam, en 2006, et la Corée du Sud, en 2008 (pour ne citer que le continent Asiatique) ont décidé de créer un notariat directement inspiré du système français, c’est pour assurer la sécurité juridique et la paix des relations contractuelles, deux composantes indispensables du développement économique et de la croissance exceptionnelle que tous ces pays connaissent.
Le prodigieux développement dans le monde du droit continental et de sa pierre angulaire qu’est le notariat (120 pays connaissent aujourd’hui un système notarial copié sur le modèle français) est l’illustration d’une France qui rayonne, d’une France qui sert d’exemple à de nombreux pays s’inspirant de notre organisation juridique et judiciaire. Parce que comme l’a écrit Eric Orsenna, « le Droit est à la société ce que la grammaire est à une langue : elle l’organise, la structure et l’aide à évoluer».
Propos recueillis par Christine Letellier