Publié le 13 mai 2020 à 9h37 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 11h36
Brillant romancier -son dernier opus «Tu seras un homme mon fils» est consacré à Kipling-, fin lecteur, membre de l’Académie Goncourt, journaliste dont chaque biographie publiée s’est imposée comme un ouvrage de référence, Pierre Assouline considère Georges Simenon comme l’un des plus grands écrivains de langue française du XXe siècle. Ayant consacré au créateur de Maigret une biographie (rééditée en Folio) et un livre intitulé «Autodictionnaire Simenon» (disponible au Livre de Poche) Pierre Assouline a également préfacé le Tome 1 de «Tout Maigret » (dix volumes au total chez Omnibus) dans lequel il dit : «Le génie de Simenon, c’est qu’il vous parle de vous sans jamais vous interpeller. Il vous fait directement accéder à l’universel. Pas de gras chez lui. On est tout de suite à l’os. De quoi parle-t-il ? De l’amour, de la haine, de l’envie, de la jalousie, du mensonge, du regret, de la honte… Mais que la rédemption est difficile à y trouver. On devrait ceindre son œuvre d’un bandeau intitulé « La condition humaine » et tant pis si c’est déjà pris» Nous avons rencontré Pierre Assouline pour évoquer avec lui cet auteur unique qui, à l’image de son commissaire Jules Maigret demeure comme le note Pierre Assouline : «Un intuitif, et un instinctif qui s’imbibe, s’imprègne, se pénètre d’un univers, pour comprendre les mécanismes d’un milieu».
Destimed : Comment êtes-vous arrivé à Simenon ?
Pierre Assouline : D’abord comme simple lecteur. J’ai été fasciné par son œuvre voilà déjà quarante ans, et j’ai voulu aller plus loin dans sa découverte au moment où j’ai écrit la biographie de Gallimard. J’ai souhaité alors le rencontrer. Simenon disait à l’époque qu’il n’avait pas à donner d’interviews. On a échangé des lettres et entretenu une correspondance puis, je lui ai annoncé que je serais heureux de le rencontrer afin d’écrire une biographie sur lui. J’ai reçu peu de temps après un coup de fil alors qu’il était en vacances à l’Hôtel Beaurivage de Lausanne. «Venez demain !», me dit-il. Il me reçut très gentiment et on a parlé entourés en cela par sa compagne Teresa et sa secrétaire. Il m’a précisé qu’il ne me demanderait pas de relire mon texte avant publication. Je lui ai alors demandé d’avoir la possibilité d’accéder à ses archives privées, et à sa correspondance comme je le fais pour chaque biographie. Sa compagne et sa secrétaire ont insisté, et cela me fut permis après sa mort survenu en 1989. Pendant trois ans, et au rythme de trois fois par semaine on m’a installé dans son bureau et j’avais la clef de sa cave où tout était rangé de manière très ordonnée. J’ai passé des mois à relire toutes ses lettres, ses contrats d’éditions, sa correspondance avec Jean Renoir, Fellini ou André Gide qui l’admirait et qui passa toute sa vie à essayer de comprendre (en vain) comment est fabriqué un livre de Simenon. Personne n’avait jamais eu accès à ces archives qui me furent très utiles pour écrire la biographie de Simenon que j’ai fait paraître chez Julliard en 1992.
Que représente pour vous Simenon en tant qu’écrivain ?
C’est un des écrivains qui avec Proust et Céline domine la littérature française du XXe siècle. Il m’a tant influencé aussi en tant que romancier, notamment pour «La cliente» où j’avais emprunté le nom d’un de ses personnages pour un des miens. Il possède une vision du monde comme Thomas Mann, et développe à l’image de Virginia Woolf, une sensation du monde.
Pourquoi est-ce un grand écrivain ?
Il a créé un univers qui lui est propre. Il a inventé des personnages qui marquent. Son œuvre c’est un bloc qui peint « la comédie humaine ». Il n’a pas révolutionné le langage comme Joyce ou Céline, mais son style minimaliste est puissant et il a une manière de faire très particulière. A un journaliste qui lui demandait de lui donner un exemple significatif de son style justement il répondit : «Mon style, c’est il pleut ». Façon de dire la simplicité absolue de phrases construites selon le principe «sujet, verbe, complément». Mais chez Simenon la pluie n’est pas décorative, on la voit, on la ressent, et elle permet d’ancrer le récit dans un décor particulier. Le miracle Simenon c’est que dès la première page d’un de ses romans on est là où il veut nous entraîner. Gide qui était un mauvais romancier, admirait chez Simenon ce qu’il ne savait pas faire. En y regardant de plus près on observe que Simenon utilisait ce qu’il appelait des «mots-matières». Une table par exemple. Il va prendre un mot pour définir cette table. Il dit «un bureau» et on comprend mieux la teneur du meuble. Quand on l’interrogeait sur comment un roman naissait en lui, Simenon précisait être d’abord frappé par un détail, et laisser les choses ruminer. Un jour il expliquait à un ami que, par exemple, dans un bistrot il y a une fille. L’intérêt romanesque c’est de se demander qui est cette fille. Apparemment c’était la fille du patron. Et si ce n’était pas vraiment la fille du patron ? Et de conclure qu’un roman c’est d’abord un doute. Que le roman vient après le doute. Tous ses livres il les a construit ainsi.
De quel écrivain français rapprocheriez-vous le plus Simenon ?
Sans hésiter, je le comparerais à Racine. L’un comme l’autre a un champ lexical très réduit. Racine écrivait avec environ deux-mille mots différents. Mais ce qui change tout chez Racine comme chez Simenon, c’est la combinatoire. Cela me fait songer à cette phrase de Jean Tardieu qui écrivit : «La poésie c’est quand un mot rencontre un autre pour la première fois».
Faites-vous une différence entre ce que l’on nomme « les romans durs » qu’on appelle aussi « les romans de la destinée », les Simenon sans Maigret et les soixante-quatorze enquêtes du commissaire Maigret auxquelles se rajoutent vingt-huit nouvelles où apparaît ce même personnage ?
Pour moi, c’est un tout. Mais j’ai longtemps scindé les deux. Ils forment le matériau d’une réflexion philosophique sur l’âme humaine, et la notion de dignité. Simenon est toujours plus intéressé par les coupables que par les victimes pour qui on ne peut plus rien. Il creuse le pourquoi de leurs actes. C’est moins le comment qui l’intéresse que le pourquoi.
Quels sont à vos yeux les meilleurs romans de Simenon, tous styles confondus ?
Ce qui m’intéresse ce sont les livres qui sont des étapes dans son œuvre. Je dirais en vrac : «Les Mémoires de Maigret », «Pedigree » (récit d’enfance), «Le chat» (qui nous fait mieux comprendre ses rapports avec sa mère), «Lettre à ma mère», «Les fiançailles de Monsieur Hire» (pour la place de l’étranger dans la société ), «Les fantômes du chapelier », «Le Petit Homme d’Arkhangelsk», écrit à Cannes en avril 1956. Ou encore «Le train» qui offre en creux de beaux portraits de femmes. Les femmes ayant une grande place dans ses livres jusqu’à avoir parfois le rôle titre comme «Betty», «Cécile est morte», «Tante Jeanne», écrit aux États-Unis en 1950.
Comment Simenon s’est-il formé en tant qu’écrivain ?
En autodidacte et par ses rencontres. Il avait quitté l’école à seize ans, et sa mère qui avait transformé leur maison en pension de famille ouvrit ses portes à des étudiants russes et polonais souvent sans le sou. Ce sont eux qui l’ont initié à la lecture des auteurs de l’Est, et ainsi Simenon s’est nourri d’écrivains russes tels que Dostoïevski ou Tolstoï dont l’étude du mal l’impressionna. Quand il se mit lui-même à écrire il arrêta de les lire pour ne pas être influencé et les relut une fois qu’à partir de 1973 il n’écrivit plus de fictions. Jeune, il s’était installé dans le Marais, à Paris, qui était à l’époque un quartier pauvre où il vécut parmi les immigrés. C’est en partie pour ces deux raisons que l’on trouve beaucoup d’étrangers de ce type dans ses livres. Ajoutons qu’il a beaucoup voyagé, jusqu’aux États-Unis et qu’il a beaucoup circulé sur les canaux dans la péniche où il vivait. Il n’aurait pas aimé d’ailleurs vivre dans une grande ville, préférant vivre à la campagne ou sur l’eau. Simenon n’a jamais trahi ses origines modestes, il disait venir des petites gens et il décrit admirablement le monde des artisans et des employés. Il s’est formé aussi dans la répétition des gestes d’écrivains, il avait ses rituels, et superstitieux il construisait par exemple des chapitres d’une longueur égale.
Que vous a apporté et que vous apporte encore Simenon ?
Avant tout un supplément d’âme, une manière de regarder le monde. Un grand livre pour moi, c’est cette chose qui m’explique ce qui m’arrive mieux que je ne saurais le dire. Et avec Simenon, qui a influencé Modiano, Philippe Claudel, Jean-Philippe Toussaint, Munoz-Molina et chez qui je ne fais aucune différence entre le fond et la forme, on trouve matière à expliquer tous les comportements humains. Ses livres qui n’ont pas vieilli, m’apportent toujours autant quand je m’y replonge dedans. Simenon a vraiment bâti une œuvre qui aide à vivre.
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND
– Georges Simenon : «Tout Maigret» (10 volumes chez Omnibus, 29 € le volume). Trois tomes en Pléiade/Gallimard.
-Pierre Assouline : «Simenon» (Folio/Gallimard), & «Autodictionnaire Simenon» (Le Livre de Poche).