Publié le 12 mars 2020 à 9h05 - Dernière mise à jour le 30 novembre 2022 à 15h28
Maître Yann Arnoux-Pollak est depuis janvier 2019 le bâtonnier des 2 400 avocats du barreau de Marseille, après avoir été élu à la fonction au premier tour de scrutin au printemps 2018. Le pénaliste est issu de l’une des plus grandes familles d’avocats à Marseille. Après avoir déjà mené la fronde des robes noires suite à la réforme de la justice par la ministre, Nicole Belloubet, il est depuis deux mois à la tête du mouvement de grève de sa profession contre la réforme des retraites. Clair, précis, profondément révolté par la situation, il nous explique le sens de sa démarche et du combat mené par sa profession. Dont l’actuelle mobilisation est considérée pour lui comme peut-être unique dans l’histoire du pays.
Destimed: Comment pouvez-vous expliquer la révolte actuelle que connaît votre profession ?
Yann Arnoux-Pollak : C’est simple, à l’origine le gouvernement devait mettre en place un régime universel de retraite, mais à la lecture du rapport Delevoye, qui préconisait ce régime, nous avons vu que les avocats y étaient englobés. Alors même que notre régime est différent de tous les autres, car il n’est pas classique, mais autonome. Rien ne pouvait justifier que l’on détruise notre régime autonome et que l’on soit intégrés dans ce régime universel. Car notre régime ne coûte pas un seul euro aux citoyens. Il est financé par les avocats et pour les avocats, se porte parfaitement bien, dans la mesure où nous avons 2 milliards d’euros de réserve. Qui plus est, il est solidaire en versant tous les ans 100 millions d’euros aux autres régimes. Il abonde ainsi aux régimes déficitaires, ce qui n’est donc pas notre cas. Les avocats ont vu que cette universalité à tout crin n’était pas acceptable pour un système qui marche bien. Des avocats de Paris à ceux des DOM-TOM, des plus petits aux plus grands barreaux, tout le monde a été solidaire. On en est à plus de 8 semaines de grève pour une profession libérale, c’est énorme. Personne n’aurait pu le croire au départ. Imaginez qu’une profession libérale puisse tenir aussi longtemps est, je pense, un fait historique.
Comment expliquer une telle mobilisation au plan local comme national pour une profession libérale comme la vôtre ?
Pour nous, tout le monde est perdant dans l’affaire. A la lecture du rapport, les avocats qui gagnent entre 0 et 40 000 euros à l’année verraient leur pourcentage de cotisation retraite passer de 14 à 28 %. On s’est vite aperçu qu’un grand nombre d’avocats paieraient le double de cotisations et que tous les avocats allaient avoir beaucoup moins de pensions de retraite, pour passer en moyenne de 1 400 à 1 000 euros. Ce n’est pas acceptable. Et pour la première fois, c’est historique : tous les organes représentatifs nationaux, à savoir le Conseil national des barreaux, la Conférence des bâtonniers et le barreau de Paris, sont sur le même diapason, avec derrière eux les 70 000 avocats. Devant une telle aberration, tout le monde est vent debout. Qui plus est, nos représentants ont été face à un mur devant les représentants du gouvernement. En amont, nous n’avons pratiquement pas pu avoir de discussions avec eux. C’est choquant. Nous avons eu deux rencontres avec le Premier ministre, à l’issue de chacune un communiqué de presse est parti de chaque côté. Les deux communiqués étaient à chaque fois aux antipodes ! On a compris que le cabinet du Premier ministre préparait avant même la rencontre son communiqué, quelle que soit l’issue de la discussion…
Quel est votre avis sur cette solidarité encore jamais vue dans votre profession, alors même que celle des experts-comptables, par exemple, a du mal à se mobiliser sur le plan national pour se défendre face à la réforme des retraites ?
La colère actuelle vient encore du fait qu’on veut casser comme ça un régime, le nôtre, qui date de 1948. Je peux comprendre que l’exécutif ait en tête de vouloir réformer un système qui ne fonctionne pas bien, mais c’est une pure folie, vous l’avouerez, de vouloir réformer un système qui fonctionne parfaitement bien ! Comme il est stupide de vouloir faire de la pseudo-universalité quand, au fil des dernières semaines, il n’y a plus eu d’universalité du tout. Les avocats, comme tout le monde, ont constaté que les marins, puis les pompiers, puis les danseurs de l’opéra… ont pu bénéficier de régimes dérogatoires, autant d’entorses faites au principe initial. On ne peut donc plus parler aujourd’hui d’universalité. Je suis né dans la famille du Droit. Mes grands-parents et parents étaient avocats, je ne veux donc pas tronquer la vision, mais, à la base, on s’appelle entre nous : confrère. Cela peut paraître un simple mot, mais c’est un mot que l’on dit, écrit et respecte, au quotidien. On se côtoie tous les jours, ceux qui font du juridique comme ceux du judiciaire se côtoient en permanence dans leur travail. Il y a cette notion de confraternité à la base. Nous travaillons en promiscuité. Nos enfants sont parfois dans les mêmes écoles. Nous avons un sentiment d’appartenance à une même famille. Cette notion existe. J’essaye de créer une crèche depuis le début de mon mandat, et j’espère qu’elle verra le jour, et il y a cette même idée de famille à faire perdurer. Nous avons fait nos études à la faculté d’Aix-en-Provence, il y a aussi l’École des avocats du Sud-est, de Marseille à Nice. On a tous été sur les mêmes bancs pour se connaître localement quasiment tous. Ce qui est impressionnant, historique, est le nombre d’avocats mobilisés pour cette grève. On peut parler sur le plan national de 7 voire 8 sur 10 qui font grève. Vous en connaissez beaucoup des professions avec une telle mobilisation ? Je n’ai jamais vu pour ma part une profession en France autant motivée. A 70 %, c’est peut-être du jamais vu dans le pays.
Les plus récentes études menées sur le plan régional faisaient état d’un revenu moyen mensuel net pour un avocat en Provence-Alpes-Côte d’Azur proche des 1 500 euros. Confirmez-vous ce chiffre ?
Il est difficile de pouvoir donner un chiffre précis, le revenu moyen mensuel net doit se situer en effet aux alentours, grand maximum, des 1 800 euros. Il y a bien sûr de fortes disparités de salaires dans notre profession. Mais contrairement à ce que les gens pensent, ou pensaient, on n’est pas une profession de nantis. De plus en plus d’avocats sont en difficulté financière. Ce qui est bien et paradoxal est que ce mouvement a fait comprendre aux citoyens que l’on n’était pas différent d’eux. On avait voulu leur expliquer pendant des années, cela n’avait pas fonctionné. Là, en nous voyant descendre dans la rue, ils ont compris notre cause, notre combat qui n’en est pas un corporatiste. Si la réforme s’applique, 40 % des cabinets d’avocats vont disparaître, c’est aussi simple à comprendre. Et ce seront en grande majorité les cabinets qui s’occupent des gens les plus démunis. Il faut donc s’attendre à voir se développer des déserts judiciaires et juridiques. Et voir les gens les plus démunis en souffrir. C’est terrifiant ce qui se passe. Comment bien accepter d’entendre dire le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, début décembre 2019, que des professions comme la nôtre étaient amenées à disparaître d’ici 5 à 10 ans en raison de l’intelligence artificielle ? Comment bien accepter d’entendre encore le Président de la République nous comparer aux agriculteurs, et je respecte cette profession car je connais la dureté de son travail, en avançant que les avocats de demain seraient les agriculteurs d’aujourd’hui ? Si vraiment on est si gênants que ça, qu’on nous le dise.
Comment encore expliquer ce ras-le-bol quasi général qui touche votre profession ?
Il suffit que les gens se mettent à notre place, deux minutes. Qui accepterait de voir ses taux de cotisation doubler pour gagner 30 % de moins en pension retraite ? Quel être normalement constitué pourrait accepter cela ? A partir du moment où on vous double les cotisations retraite, en plus du fait que vous croulez déjà sous les charges, la question est vite vue. De nombreux avocats me disent, m’écrivent, pour me signifier que si le doublement du taux de cotisation retraite devenait effectif, ils s’arrêteraient, mettraient la clé sous la porte. Et j’espère aujourd’hui qu’en dehors de l’aspect strictement professionnel et financier, des avocats n’entendront pas souffrir davantage…
Comment avez-vous réagi à l’application du 49-3 par le gouvernement pour faire passer à l’Assemblée nationale la réforme des retraites ?
Ils n’ont donc pas écouté nos représentants, puis ont décidé d’appliquer un 49-3 pour un sujet aussi important. C’est pour moi très inquiétant. Comme j’ai pu le lire chez plusieurs de vos confrères, cela constitue un déni de démocratie. Notre régime, celui des avocats, existe depuis 1948. Est-on aussi pressé, à la seconde, de vouloir tout casser, tout détruire de la sorte ? Vous savez, sur le fond de la réforme, les gens peuvent avoir des idées différentes. Nous, les avocats, avons nos idées, que nous trouvons légitimes. On peut tous avoir des avis différents. Mais si on interroge les gens, je ne suis pas convaincu qu’ils soient tous d’accord sur une telle décision ? Vouloir s’imposer en force sur un tel sujet, aussi grave, lourd de conséquences, c’est irrespectueux, irresponsable. La démocratie a pour moi trois piliers fondamentaux : le législatif, le judiciaire, l’exécutif. Or nous sommes en train de faire exploser le judiciaire. Le législatif, avec le 49-3, on ne lui redore pas son blason. Il reste l’exécutif, et quand il ne reste plus que lui dans une démocratie, c’est plutôt très inquiétant. C’est personnel, mais je ne pense pas être le seul à penser cela en ce moment. Je vous avoue même que je suis atterré, vraiment.
La magistrature du pays a montré depuis les dernières semaines de nombreux signes de solidarité avec le mouvement de grève des avocats, êtes-vous surpris ?
Il y a une première réalité pour nous, avocats : dans notre combat mené sur la réforme des retraites, comme dans notre combat mené sur la réforme de la justice, car cela fait deux réformes que l’on se prend, coup sur coup, on a toujours dit que les magistrats et les greffiers n’avaient pas et plus les moyens qu’ils devaient avoir. Nous avons toujours dit que la justice ne fonctionnait en ce moment que sur le caractère consciencieux des magistrats, des greffiers et des avocats. Sans ce dévouement actuel des trois professions aux citoyens, il n’y aurait plus de justice aujourd’hui ! La réalité est que les magistrats sont en sous-effectifs. Que plusieurs greffiers n’ont pas de papiers pour pouvoir travailler. Que le budget de la justice en France est dans les derniers rangs européens et même mondiaux. C’est pathétique… Le gouvernement veut faire du tout numérique, dématérialiser, développer l’Intelligence Artificielle, c’est très bien, mais je suis désolé : on peut dématérialiser dans les entreprises les archives, mais la justice, cela touche à l’humain. Et l’humain, il faut le traiter correctement, sauf erreur de ma part ! Quand il y a eu la réforme de la justice, avec des décrets qui sont tombés en décembre pour janvier, cela a été une autre aberration, du grand n’importe quoi. Cela a généré chez nous ce sentiment anxiogène que subissent aussi les magistrats. Les décrets ont été pris à l’arrachée, sans prévoir comment les appliquer. Ils n’ont pas de notions, de rien. Ne voient pas que les moyens ne suffisent pas, que les greffiers et les magistrats ne suivent plus. Vous comprenez aussi que pour les avocats, entre la réforme de la justice qui a amené un décret à dire qu’il y aurait des audiences sans avocat, puis cette réforme des retraites, on a de quoi se demander si on veut nous anéantir ? Le cumul des deux crée un tel sentiment.
Comment pouvoir encore débloquer selon vous la situation ? Quel est votre dernier espoir?
Le dernier espoir est qu’il y a un passage du projet de loi au Sénat. Il reste le Sénat. Il faut espérer qu’il fasse son travail, et l’on sait qu’il est beaucoup moins proche de la majorité présidentielle par rapport à l’Assemblée nationale. Espérons qu’il réagisse, dans le sens où je pense que c’est un devoir d’honnêteté intellectuelle pour un élu à avoir vis-à-vis de ce projet. On a aussi un vrai travail à faire vis-à-vis des sénateurs. Après, il restera les recours constitutionnels à mettre en place et dont réfléchissent déjà nos instances nationales. Une réflexion qui devrait être faite et pensée en mettant en avant le principe d’égalité. Après, quand le Conseil d’État écrit à l’exécutif pour lui signifier que le temps qu’on lui laisse est insuffisant pour se décider sur un tel sujet, alors que le Conseil d’État est au-dessus du temps et de tout, avec son autonomie et son indépendances appréciables, cela veut dire aussi beaucoup de choses. Il a encore dit que le projet comportait 29 ordonnances pour combler des trous… Je pense que c’est terrifiant. Ce n’est pas être dans un système sain, démocratique, respectueux des citoyens. La Cour de cassation vient aussi de rappeler à l’ordre le Président de la République en personne dans le procès Halimi dans le but de signifier son indépendance. Cela fait deux gifles pour l’exécutif de la part des deux plus hautes autorités.
En tant que bâtonnier à Marseille, quel rôle avez-vous à jouer sur le plan local les prochaines semaines ?
Cinq députés marseillais sont venus échanger avec nous sur le projet de réforme des retraites à la Maison de l’Avocat. Ce sont ceux de l’opposition qui nous répondent à chaque fois le plus vite. De par ma fonction, je suis d’une neutralité politique totale. Mais quand une personnalité politique importante m’appelle pour me demander de me voir, j’accepte. J’estime que je dois rester neutre, en écoutant tout le monde. Il y a des avocats qui votent pour différents partis, je dois en tenir compte. C’est pourquoi, à leur demande, je précise bien, j’ai accepté de rencontrer Yvon Berland, Michèle Rubirola ou Bruno Gilles. Ma méthode est de les mettre face à leurs responsabilités. Je déteste la langue de bois. Je leur demande un avis tranché. J’ai déjà rencontré M. Berland. Il m’a dit qu’il n’était pas toujours d’accord avec ce que disait La République En Marche au niveau national, et s’estimait neutre pour pouvoir me donner sa position après avoir consulté les avocats présents sur ses listes, et il y en a. Il doit revenir vers moi. Bruno Gilles est lui sénateur, comme d’ailleurs deux autres candidats aux municipales à Marseille, Samia Ghali et Stéphane Ravier. La marge de manœuvre est compliquée avec eux dans cette période. Il faut faire attention de ne pas leur donner un coup de pouce en les invitant pour parler à la Maison de l’Avocat.
Quel doit être aussi pour vous le futur combat à mener sur le plan national au niveau des parlementaires ?
Nous avons sur le plan national un travail de lobbying nécessaire à faire, car à la fin ce sont eux qui décident en votant les lois. Mon rôle, en tant que bâtonnier, est d’éclairer ces élus pour leur faire comprendre qu’il n’est pas décent de voter ce qu’on leur propose sur les avocats. C’est inique. Plusieurs députés l’ont déjà compris, et le fait que le 49-3 ait été imposé montre bien que dans les rangs mêmes de la majorité présidentielle, cela ne va pas. De notre côté, il faut tenir jusqu’en juin. Après le Sénat, le travail des commissions mixtes, il y aura des retours à prévoir, cela va durer, et il faut qu’on fasse en sorte de tenir dans la durée. Vous savez, un avocat a cette chance folle d’être indépendant, de n’avoir à recevoir des ordres de personne. Vous comprenez pourquoi l’attitude à l’égard de notre profession de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, n’est pas du tout passée. Nous avons gagné la bataille médiatique, je pense. Quand les gens de la CGT durant les dernières manifestations inscrivent : avocats, sur leurs pancartes, avec un fumigène sur le sol, quand on reçoit autant d’applaudissements dans les rues, c’est très bon signe. A nous maintenant de nous faire entendre de ceux qui ont voté ou doivent voter les lois. Il y a une vraie démarche à faire du côté des sénateurs. Quand on endosse comme eux les responsabilités d’élus, le respect de la loi doit vous faire garantir la protection de chacun. Et surtout pas une loi mortifère pour toute une profession, par exemple. Tuer 40 % des avocats sur l’autel d’une prétendue universalité qui n’existe déjà plus, si on est normalement constitué, on ne peut pas l’accepter ! J’ose espérer que des parlementaires sénateurs aillent encore dans ce sens dans notre pays. Mais en termes d’image, de visibilité de notre message, vis-à- vis du grand public, je pense qu’on a gagné.
Propos recueillis par Bruno ANGELICA