Publié le 27 février 2013 à  1h00 - DerniÚre mise à  jour le 6 juin 2023 à  18h56
Un chĂŽmage record en Europe, lâancien trĂ©sorier du parti au pouvoir mis en examen pour « blanchiment dâargent » et « fraude fiscale », une monarchie rattrapĂ©e par les affaires, sur fond de cure dâaustĂ©ritĂ© imposĂ©e par le gouvernement sous la pression de la troĂŻka (Union europĂ©enne, Banque centrale europĂ©enne, FMI) : au lieu de cĂ©lĂ©brer le 32e anniversaire du coup dâEtat militaire manquĂ© du 23 fĂ©vrier 1981, ce sont des sentiments dâinjustice et de rĂ©volte quâont exprimĂ© des dizaines de milliers de manifestants samedi dernier dans les plus grandes villes dâEspagne.
« Mariano, imite le pape » : cette phrase, Ă lâadresse du Premier ministre Mariano Rajoy, a retenti samedi 23 fĂ©vrier dans 16 villes dâEspagne (Madrid, Barcelone, Valence, La Corogne, SĂ©ville ou encore Bilbao), oĂč des marĂ©es humaines citoyennes ont dĂ©filĂ© contre un ennemi commun, le gouvernement, sur un thĂšme commun : « Contre les coupures budgĂ©taires et pour une vĂ©ritable dĂ©mocratie ». En cause, la politique dâaustĂ©ritĂ© menĂ©e depuis un an par le gouvernement de droite de Mariano Rajoy, sous la pression de la troĂŻka (Union europĂ©enne, Banque centrale europĂ©enne, Fonds monĂ©taire international), qui doit permettre dâĂ©conomiser 150 Mds⏠dâici 2014. Une cure dâaustĂ©ritĂ© imposĂ©e dont les consĂ©quences sont dĂ©sastreuses dans un pays en rĂ©cession oĂč tous les voyants sociaux sont au rouge, avec notamment un chĂŽmage qui culmine Ă 26% de la population active, un triste record en Europe. Un sentiment de rĂ©volte exacerbĂ© par lâaide europĂ©enne de 41 Mds⏠aux banques ibĂ©riques, que les Espagnols considĂšrent comme une injustice.
Signe de ce dĂ©sarroi et de cette urgence sociale grandissante, le choix de cette date du 23 fĂ©vrier 2013 pour investir les rues de la pĂ©ninsule. Cette journĂ©e de samedi marquait en effet le 32e anniversaire du coup dâEtat du 23 febrero 1981 perpĂ©trĂ© par des officiers de lâarmĂ©e, oĂč un groupe de gardes civils, filmĂ© par la tĂ©lĂ©vision espagnole, avait pris dâassaut le congrĂšs des dĂ©putĂ©s Ă Madrid au moment de lâĂ©lection de Leopolo Calvo Sotelo, membre de lâUnion de centre dĂ©mocratique (UCD), Ă la prĂ©sidence du gouvernement espagnol. Lors de cet Ă©pisode majeur de la transition dĂ©mocratique espagnole, le roi Juan Carlos Ă©tait apparu comme un rempart de la dĂ©mocratie. Il nâen est rien aujourdâhui et lui aussi figure au banc des accusĂ©s.
Un ras-le-bol qui nâĂ©pargne plus la Maison royale
Car dans une Espagne engluĂ©e dans la crise, les affaires de corruption nâĂ©pargnent pas la monarchie jusque-lĂ tenue pour intouchable. Le gendre du roi Juan Carlos, Iñaki Urdangarin Ă©tait ainsi interrogĂ© samedi par un juge des BalĂ©ares dans une enquĂȘte sur le dĂ©tournement de millions dâeuros dâargent public. Dans le mĂȘme temps, Ă Valence, 3e ville du pays (814 000 habitants au recensement de 2009), les manifestants scandaient : « Tous les corrompus en prison et mis en fourriĂšre Ă commencer par le prĂ©sident [Mariano Rajoy] ». On pouvait aussi entendre des slogans contre la monarchie et dâautres en faveur de la RĂ©publique, alors que les drapeaux rĂ©publicains rouge, jaune et violet flottaient dans les cortĂšges. Le malaise est si profond que la Maison royale avait Ă©tĂ© contrainte, vendredi, de publier un dĂ©menti face Ă des rumeurs sur une Ă©ventuelle abdication du roi, ĂągĂ© de 75 ans.
Dans la sociĂ©tĂ© espagnole, le dĂ©sarroi semble aujourdâhui total comme lâillustrent ces tĂ©moignages recueillis dans les rues de Madrid par nos confrĂšres dâ« El Pais ». « Le 23 fĂ©vrier 1981, jâai eu trĂšs peur parce que je pensais quâallaient revenir les franquistes. Aujourdâhui, jâai peur que la situation continue dâempirer et que mes enfants ne parviennent pas Ă trouver du travail », rĂ©sume Manuel, 66 ans. Et Felipe Ruiz, 72 ans, dâanalyser : « Alors que câĂ©tait un coup dâEtat militaire, câest un coup dâEtat Ă©conomique et social. Ce gouvernement a balayĂ© tout ce que nous avons rĂ©alisĂ© avec la dĂ©mocratie. Nous souffrons beaucoup et nous devons sortir dans la rue et protester contre les coupures budgĂ©taires et la corruption et ce nom que le Parte Popular est maintenant incapable de prononcer : « BĂĄr-ce-nas ». »
Lâancien trĂ©sorier du Parte Popular en pleine tourmente judiciaire
Luis BĂĄrcenas nâest autre que lâancien trĂ©sorier du Parte Popular (Droite), le parti du Premier ministre espagnol Mariano Rajoy, un poste quâil a occupĂ© durant prĂšs de 20 ans. Il est aujourdâhui mis en examen pour « blanchiment dâargent » et « fraude fiscale » par lâAudience nationale espagnole, Ă Madrid. Câest entre 1998 et 2007 que se seraient dĂ©roulĂ©es ses activitĂ©s frauduleuses. Des pages de ses supposĂ©s carnets, oĂč aurait Ă©tĂ© consignĂ©e la trĂ©sorerie du parti, ont Ă©tĂ© publiĂ©es par le quotidien « El Pais », le 31 janvier dernier. Le juge Pablo Ruz a par ailleurs appris, Ă la suite dâune commission rogatoire, que BĂĄrcenas a dĂ©tenu des millions dâeuros sur un compte suisse, dont la provenance est⊠injustifiĂ©e.
Lors de sa comparution ce lundi 26 fĂ©vrier devant un juge, lâex-trĂ©sorier aurait reconnu avoir accumulĂ© jusquâĂ 30 M⏠sur plusieurs comptes en Suisse. Les enquĂȘteurs savaient dĂ©jĂ quâen 2007, il dĂ©tenait 22 M⏠sur un compte de la Dresdner Bank de GenĂšve, comme le rappelle le journal suisse « Le Temps ». Deux ans plus tard, cette somme a chutĂ© Ă quelque 11 MâŹ. Et le juge de soupçonner Luis BĂĄrcenas dâavoir certainement « blanchi » lâautre moitiĂ©, en profitant de lâamnistie fiscale dĂ©crĂ©tĂ©e en 2011⊠par le gouvernement Rajoy.
Des cortÚges qui rassemblent toutes les couches de la société espagnole
Toujours est-il que lâancien trĂ©sorier du PP aurait eu lundi toutes les peines du monde Ă expliquer lâorigine de lâargent dĂ©posĂ© sur des comptes suisses. « Le Temps » avance que selon ses dires il sâagirait de « bĂ©nĂ©fices obtenus grĂące Ă des plus-values dĂ©gagĂ©es dans diverses activitĂ©s ». Mais si lâUDEF, une section policiĂšre espagnole spĂ©cialisĂ©e dans la dĂ©linquance Ă©conomique, indique que 2,5 M⏠peuvent ĂȘtre justifiĂ©s entre 2005 et 2008 « du fait de mouvements boursiers », ainsi que pour 282â474 ⏠qui sont le « fruit dâopĂ©rations immobiliĂšres », le compte nây est pas, loin sâen faut. Et les enquĂȘteurs dâen conclure que le reste de lâargent nâa pas dâorigine justifiĂ©e, et dây dĂ©celer donc des traces de financement occulte.
Dans ce contexte, les sentiments dâinjustice et rĂ©volte touchent aujourdâhui toutes les couches de la sociĂ©tĂ© espagnole, comme en tĂ©moignent la composition hĂ©tĂ©roclite du cortĂšge madrilĂšne de samedi dernier, oĂč se cĂŽtoyaient mĂ©decins, enseignants, pompiers, des mineurs du Nord de lâEspagne concernĂ©s par les prĂȘts hypothĂ©caires privilĂ©giĂ©s et abusifs, Ă©cologistes, groupes de la mouvance des indignĂ©s, des jeunes, des retraitĂ©s ou encore des reprĂ©sentants des partis politiques comme Izquierda unida (La Gauche Unie) ou Equo, un nouveau parti politique qui milite pour le dĂ©veloppement durable, la dĂ©mocratie participative, la justice sociale, lâĂ©galitĂ© et les droits humains. Avec un dernier chiffre qui dĂ©montre Ă lui seul lâurgence sociale dans laquelle se trouve aujourdâhui lâEspagne : comme le souligne « El Pais », le nombre de manifestations Ă Madrid, dix demi-journĂ©es, a augmentĂ© de 74% en 2012 par rapport Ă lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente.
Andoni CARVALHO