Festival d’Avignon : la lettre d’adieu d’Olivier Py

Publié le 25 juillet 2022 à  22h34 - Dernière mise à  jour le 11 juin 2023 à  19h06

Après neuf ans à la tête du Festival d’Avignon, Olivier Py s’apprête à céder sa place au metteur en scène Tiago Rodrigues. Ce dimanche 24 juillet, en guise de passage de relais, il a lu devant son successeur une lettre d’adieu.

Olivier Py a officiellement tiré sa révérence à travers une lettre d'adieu  (Photo Joël Barcy)
Olivier Py a officiellement tiré sa révérence à travers une lettre d’adieu (Photo Joël Barcy)

Moment d’émotion ce dimanche 24 juillet lors de la clôture de cette 76e édition du Festival d’Avignon, qui s’achèvera ce mardi 26 juillet. À la tête du festival depuis 2013, Olivier Py après avoir donné les chiffres de sa dernière programmation, dressé le bilan de son action, il a officiellement tiré sa révérence à travers une lettre d’adieu devant son successeur, le dramaturge, metteur en scène et comédien portugais Tiago Rodrigues.


«Mon très cher Tiago

Le Festival n’était pas un moment de ma vie, c’était ma vie. Être libéré de sa vie est une véritable grâce, et je n’en aurai pas été libéré tout à fait sans la confiance que je mets en toi. Je suis nu comme un nouveau-né et c’est une véritable béatitude. De cette nudité, puisque je ne suis revêtu à ce jour d’aucun projet d’avenir institutionnel, je voulais t’adresser ce viatique. Il est modeste, mais la nudité n’a pas de poches.

Tu vas vivre des heures difficiles, et je serai l’un des rares à le savoir, tandis qu’une foule de jaloux et de fâcheux qui te croient dans l’Olympe, s’autoriseront à dire tout et n’importe quoi et à faire de leur ressentiment un argument. Tu seras bien seul.

J’ai confiance car tu auras, au Festival, une équipe qui te soutiendra, comme cela a été mon cas, des compagnons merveilleux comme j’en ai eu. Cela, malgré tout, ne pourra empêcher des moments de solitude effrayants. Car au Festival, tout le monde est dans sa tranchée et s’efforce de tenir son poste sous les bombes.

J’aimerais te donner des conseils, mais la situation où je suis, la page blanche où je vole n’est pas propice aux conseils.

J’en sais de moins en moins, sur l’état du monde, de la culture, de l’avenir, du théâtre, de la jeunesse, du Festival et de moi-même. Je n’ai plus aucune certitude, je deviens un peu agnostique. Je ne sais pas, j’essaie d’écouter.

Donner des conseils, comme faire des critiques, je trouve cela trop avilissant. Ce n’est donc pas un conseil professionnel que je pourrais te donner mais un secret d’amitié. Le voici. Garde la pureté de ton cœur. Le cœur est le lieu du désir et les désirs ne sont pas toujours purs. Garde alors la pure impureté de ton désir. Garde la pureté dans ton cœur car tu seras sommé, par des gens qui en savent toujours plus que nous, de l’abdiquer.

On te demandera de programmer ceci et cela au nom de ceci et de cela. On te conseillera tout, on t’intimera l’ordre de faire cela et ceci et tout et son contraire, au nom de toutes sortes de choses, de toutes sortes de bonnes raisons politiques, esthétiques ou éthiques, mais surtout au nom de choses qui n’ont qu’indirectement à voir avec le théâtre. N’écoute pas la raison raisonnable et la prudence professionnelle. N’espère pas dans les stratégies politiques, ne mise rien sur de l’intérêt ou la ruse. Écoute ton cœur pur.

Garde dans le plus pur de ton cœur qu’il y a des choses qu’il faut faire parce qu’il faut les faire même quand il ne faut pas les faire. Et c’est tout. Garde la pureté de ton cœur quand le Festival sera attaqué par des gens qui n’ont pas lu le programme, et ne sont jamais venus.

Garde la pureté de ton cœur quand les sempiternelles bêtises sur l’art élitiste, l’entre-soi, l’intellectualisme, ou l’institution te seront crachées au visage. La plupart du temps ; ils ne savent pas ce qu’ils disent et ils ne savent pas ce qu’ils font.

Garde la pureté de ton cœur et au contraire de moi, souvent, garde ton calme.
Garde l’amour pur du théâtre, de l’art, de la pensée, de l’absolu littéraire, comme une pureté plus pure que l’impureté des obligations mondaines. Les jeux de pouvoirs sont publiés et reste le souvenir de la pureté de l’acte artistique.

Garde pur en toi celui qui aime le Festival même quand tout va mal au Festival, c’est-à-dire un jour sur deux en juillet.

Garde la pureté de l’émerveillement devant notre Cour d’honneur sous les étoiles, devant l’espoir métaphysique des jeunesses, devant la passion de ce public unique au monde. Garde la pureté de ton cœur, elle est le centre de tout. Elle est le véritable message. Et si tu penses que rien n’est plus beau au monde que cette folie de juillet dans la ville des papes alors rien ne pourra t’atteindre…

Dis-toi que tu ne peux pas tout faire même en travaillant 25 heures par jour. Mais si tu perds la pureté de ton cœur tu auras perdu le Festival et toi avec.

C’est ce combat spirituel que personne ne verra, que personne ne saura et qui sera parfois le plus terrible. Ne laisse entrer dans ce cœur pur et purifié par le travail, ni remords, ni envie, ni ressentiment, ni colère. Le Festival est plus beau que tout et ton espoir d’un plus beau Festival encore, est le plus grand mystère de ton cœur et tu ne le partageras avec personne.

Ce n’est pas très difficile. Il suffit de ne pas oublier celui qui est venu ici pour la première fois et qui y a découvert un monde meilleur. Moi, j’y ai rencontré, l’année de mes vingt ans, l’art, l’engagement, le théâtre et mon destin.

Garde la pureté dans ton cœur aussi sous les splendeurs papales, les obligations
protocolaires, les cirages de pompes et les courtisaneries et les honneurs. Traite les grands comme des petits et les petits comme des grands. Quand tu seras humilié par les marquis, il y aura toujours une femme de ménage pour te dire qu’il faut te reposer et prendre soin de toi. Une femme de ménage, ou un détenu, ou un adolescent, ou une spectatrice pressée.

Les journées du directeur sont faites de dix compliments pour une bassesse. On retient plus facilement les bassesses par vanité, on oublie trop facilement les compliments. Des bénédictions faites par des anonymes qui ne vous demandent rien et vous disent merci du fond de leur cœur pur.

Dis-toi que leurs cœurs purs de festivaliers émerveillés et le tien ne sont qu’un. Tout est là et le reste n’existe pas et passera avec le mois d’août.

Qu’est-ce qu’il y a de plus beau sur cette terre que notre Festival ?
Et pourtant que de critiques ? N’y a-t-il pas des choses plus critiquables en ce monde que notre Festival ?

On lui demande tout, de sauver la planète, d’arrêter la guerre, de reconstruire le contrat social et comme il ne le peut pas absolument, on dit qu’il ment, qu’il se paie de mots. Mais combien de justes causes trouvent ici sa parole ? Et la cause des causes qui est celle de l’émergence du Sens ? Et tant qu’on lui demande tout, c’est la preuve qu’il ne sert pas à rien. Et c’est vrai.

Nous ne pouvons pas tout mais nous ne pouvons pas rien et cela suffit à séparer la nuit du jour. Notre Festival est fragile, financièrement, médiatiquement, politiquement. On le croit puissant, établi, institutionnel, léonin. Le public n’a pas à connaître nos problèmes, lui qui vient ici pour trouver un sens à une vie souvent plus difficile que la nôtre.

À tous les cynismes, à tous les découragements, il te faudra opposer la pureté de ton cœur; l’amour d’Avignon, du public et de l’art. Et c’est comme cela que tu désarmeras les malveillances, et surtout que tu inventeras l’impossible. Et je t’en sais capable.
Ce qui se passe ici pendant le mois de juillet n’a lieu nulle part ailleurs dans le monde. Ce n’est ni consensuel, ni pré-écrit, ni inoffensif. C’est un miracle et une utopie, c’est la fête de l’Espérance. Ici, demain, certains adolescents vont fabriquer les outils de leur dignité, et c’est eux qui doivent nous juger.

L’année prochaine, je vais vivre enfin un Festival de pure jouissance, de pure béatitude, sachant que tu veilles sur nous. Oui, sur nous, il y a un nous. Merci à ceux qui partagent ce rêve et longue vie au Festival d’Avignon !
Olivier Py»

Articles similaires

Aller au contenu principal