Dans le domaine de la musique « savante », la création contemporaine est souvent confrontée depuis des décennies à une potentielle rupture de contact avec le vaste public du répertoire dit « classique ». Est-ce la faute d’une sclérose de curiosité de la part des auditeurs, ou d’une coupure de transmission de la part des créateurs ? Il semble en tous cas que ce grand écart d’auditoire concerné finisse par s’estomper peu à peu dans le paysage musical d’aujourd’hui. Le concert du quatuor Psophos a fourni une preuve exemplaire de cette réunification salutaire, en enchaînant une partition essentielle de la période romantique avec une création d’un compositeur actuel de premier plan.
Dans le cadre admirable de l’auditorium Campra du Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence, ce programme bipartite s’ouvrait sur le quatuor « La jeune fille et la mort », présenté par le premier violon Mathilde Borsarello Herrmann qui en donnait déjà un axe d’interprétation en soulignant la lutte évoquée par le propos sous-tendant ce morceau. Et de fait, la lecture en fut tendue, dramatique, âpre et violente parfois, en soulignant les contrastes avec des moments parfois quasi fantomatiques, translucides et comme suspendus, rattachant déjà ces pages pourtant viennoises à un geste quasi expressionniste.
Venait alors la création française officielle (après des avant-premières pour l’espace culturel de Chaillol) du 11e quatuor de Nicolas Bacri. Ce musicien né en 1961 a vécu de l’intérieur toutes les évolutions de l’écriture. Il a su transcender ses périodes successivement atonales puis tonales en se forgeant un style éminemment personnel et une couleur harmonique constamment prenante. Dans son immense production, ce nouveau quatuor avait été commandé pour 2020 par le Festival de Pâques, mais le retard imposé par le Covid a permis à l’auteur de le compléter pour lui donner son aspect définitif.
Véritable hommage assumé à Beethoven, la partition délibérément « sévère » en reprend un élément thématique de base et le déploie au travers de trois mouvements organisés en un triptyque de préludes et fugues. Ceci est un cas unique dans ce type d’oeuvre, d’ailleurs révélateur de la préoccupation constante de ce compositeur d’asseoir son discours sur une construction structurelle rigoureuse et éprouvée au fil des siècles.
L’impression en est saisissante, articulant cette pièce majeure en un geste dense et sans faille qui s’appuie sur les piliers véhéments des mouvements initiaux et conclusifs. Ceux-ci encadrent la poignante déploration centrale, traduit par le quatuor Psophos avec une rondeur sonore retrouvée au profit de la chair de l’émotion, dans un discours d’une profondeur intense et bouleversante.
Ce moment, conclu en bis par la pirouette d’un final de Haydn, a rappelé combien l’art musical est une expression cohérente, un art toujours vivant et actuel lorsqu’il est servi par d’authentiques maîtres sachant traduire la sensibilité palpitante qui traverse les temps.
Philippe GUEIT