Publié le 5 avril 2013 à 5h00 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 16h11
Refus de la dichotomie, de la pensée unique, du mythe de l’âge d’or : entre modernité et régression, le salut passe par la culture et l’éducation. Deux pierres angulaires grâce auxquelles on peut construire la démocratie qui est un processus qui ne se limite pas aux urnes.
«Les sociétés euro-méditerranéennes entre modernité et régression » : c’était le thème du débat stratégique qui s’est tenu ce vendredi 5 avril dans l’hémicycle de MPM au Palais du Pharo dans le cadre de la 2e journée du Forum méditerranéen Anna Lindh. Pour Rachida Azough, directrice artistique de la Fondation européenne de la Culture aux Pays-Bas, la frontière entre les deux est souvent étroite. Comme pour mieux l’illustrer, elle nous conte une histoire qui a pour cadre un village marocain au sud du pays dont sont originaires ses parents. « Il y avait beaucoup d’oasis, des Noirs, des Blancs : tout le monde était censé se connaître. Il y avait certes plus de Blancs que de Noirs mais c’étaient des frères », débute-t-elle. Jusqu’au moment où l’argent est apparu au village. « Les Noirs ont commencé à s’acheter des terres. Ils ont travaillé très dur et ont fini par avoir des propriétés plus belles que celles des Blancs. Mais les Blancs, qui avaient toujours pensé qu’ils étaient « intrinsèquement supérieurs » aux Noirs, ont commencé à se dire que les Noirs pouvaient être plus forts qu’eux. Et au lieu de se faire à l’idée, ils sont entrés en régression », raconte Rachida Azough. Les Blancs ont ainsi commencé à se sentir « colonisés ». « Des filles blanches ont dit que les Noirs pouvaient venir à leur fête de mariage mais qu’il n’était pas question de les filmer, ni de manger avec eux. Les Noirs ont commencé à entendre parler de Mandela, et les filles noires se sont mis à protester dans les fêtes de mariage », conclut-elle. La régression les avait conduits dans l’impasse alors même qu’ils étaient frères…
Aux yeux de Mohamed el Sawy, fondateur et directeur d’El Sawy Culturewheel, un des lieux culturels les plus importants d’Égypte, l’intégration passe nécessairement par la culture. « La culture n’est pas qu’un divertissement, elle est beaucoup plus que ça. Elle renforce la capacité de réflexion des gens, elle leur apprend à jouer un rôle en politique, les rend capable de participer. J’en ferai dans tous les gouvernements l’axe principal du changement », martèle-t-il.
« Les bonnes idées ne sont jamais l’apanage d’une seule personne »
L’Education est l’autre pierre angulaire de la lutte contre la régression. « Il faut une autre forme d’organisation mentale, montrer l’influence des autres dans le processus décisionnel. C’est par l’enseignement que l’on peut planter un nouvel esprit chez les enfants à l’âge où les choses ne sont pas encore définies », plaide Mohamed el Sawy. Car la démocratie, « ce n’est pas seulement la majorité qui prend le pouvoir ». « La démocratie, c’est le contraire de la dictature. Un dictateur, c’est quelqu’un qui décide tout seul : c’est la garantie d’un résultat négatif », résume-t-il. Au contraire, la démocratie est ce processus qui permet à « chaque citoyen d’être impliqué jusqu’à ce que la majorité trouve une solution face à différentes options ». « La démocratie rend les choses très claires », estime-t-il.
Une démarche qu’il s’applique à lui-même au sein d’El Sawy Culturewheel. « Dans la plupart des cas, nous n’intervenons pas en tant que producteurs mais d’incubateurs pour différents artistes. Ce n’est pas nous qui décidons ce que nous allons soutenir. Nous créons un environnement sain pour que les gens puissent exprimer ce qu’ils ont envie de dire », précise-t-il. Et soulignant que « rien n’est stable », que « le présent n’existe pas, il deviendra l’histoire dans quelques minutes », il note que nous devons « toujours essayer de créer l’avenir ». « Il y a toujours non pas une solution mais plusieurs. Il ne faut pas se contenter d’une solution, mais toujours en chercher une autre : c’est là que vous allez devenir créatifs. Ce sont des petites choses qui peuvent mener au changement », préconise-t-il.
En Egypte, El Sawy Culturewheel sensibilise les enfants à ces notions dès l’âge de 7 ans. « Nous avons 10-12 cas différents, notamment celui d’un éléphant qui est embourbé sur une plage. Pour résoudre le problème, les enfants ont plein d’idées : construire un pont, lui mettre des bouées sous ses pattes, le nourrir… A travers cet exemple, nous leur montrons que chaque idée doit être respectée, et que les bonnes idées ne peuvent venir que de plusieurs personnes. Elles ne sont jamais l’apanage d’une seule personne. Voilà le chemin que nous avons déjà parcouru depuis la révolution », se félicite Mohamed el Sawy. Et de rappeler que dans ce cadre-là aussi, « il faut considérer la valeur de la culture ». « En arabe on dit qu’il faut apprécier les différences. C’est comme ça qu’on apprécie la valeur de la culture », souligne-t-il. Et d’appeler à « changer la terminologie de notre langue, qu’il faut moderniser » car il s’agit d’« un vecteur » essentiel de la culture.
« On est prisonnier de notre propre représentation »
Mohamed el Sawy précise d’autre part que le fonctionnement d’El Sawy Culturewheel n’a pas été fondamentalement bouleversé dans l’après révolution. « Nous n’avons pas changé de stratégie. Sous Moubarak, on demandait déjà aux gens de s’exprimer librement. On savait qu’il y avait des lignes rouges : il ne fallait pas dire que Moubarak est un traître mais « il aurait pu faire ça ». Mais nous n’avions pas peur du régime car nous savions que nous étions soutenus par beaucoup de monde sur le terrain. On fête nos 10 ans et nos 100 000 membres », souligne-t-il.
L’écrivaine tunisienne Samar Mezghanni remet pour sa part en cause l’« environnement bidimensionnel » auquel « on s’est habitué au cours des dix dernières années ». « Il y a les bons ou les pas bons, une dichotomie. Comme si aucune autre façon de voir les choses n’existait, déplore-t-elle. Tout est polarisé. Or, on l’a tellement appris qu’on est prisonnier de notre propre représentation. » Et de s’appuyer sur un exemple qui illustre ces travers. « On ne peut pas toujours se voir comme des victimes du terrorisme, de la post-colonisation. Il y aurait le pouvoir et nous serions les victimes. Ce sont des définitions un peu statiques. Nous n’avons pas modernisé nos définitions, nos représentations », observe Samar Mezghanni.
L’écrivaine tunisienne estime ainsi qu’entre la modernité et la régression, « il y a une voie moyenne » qui est « la démocratie dans certains pays ». « Avec le printemps arabe, est-ce que cette demande de démocratie a été remplie ? On réclamait la liberté, l’emploi, la justice : la révolution en Tunisie a été lancée sur ces bases-là de justice sociale. Il ne faut pas enfermer la démocratie dans une définition trop statique », analyse-t-elle, d’autant que « nous n’avons pas encore de parlement libre en Tunisie ».
Samar Mezghanni relève encore que ce n’est pas non plus forcément une demande de démocratie qui s’exprime aujourd’hui en Méditerranée mais l’attente d’une « phase d’équité ». « C’est cette phase vers la coexistence qu’il faut prendre en charge », indique-t-elle. Et tout en observant que la représentation de la Méditerranée est aujourd’hui celle d’« un espace de dialogue, notre berceau », mais aussi « une peur qui nous unit », elle souligne qu’à ses yeux « c’est seulement un cimetière des rêves ». « Avant de parler de coopération, de destinée commune, il faut s’interroger : est-ce que nous nous connaissons les uns les autres ? Est-ce que c’est important ? », assène-t-elle.
« La démocratie ne peut pas venir d’en haut »
Mais loin de ruminer les échecs du passé, elle se tourne résolument vers l’avenir. « Aujourd’hui, la coexistence peut se faire en Méditerranée. L’opportunité existe. Certes, c’est difficile. Mais c’est parce que c’est difficile que cela devient quelque chose d’essentiel », analyse Samar Mezghanni. Elle relève d’ailleurs que dans les « racines mêmes de nos cultures différentes, tout est difficile ». Et d’en finir avec « une question simple qui ne l’est pas » : « Maintenant que l’on peut voir la beauté des possibles, il faut faire en sorte que tout ce que l’on a pu construire de beau devienne quelque chose de durable pour les citoyens. Est-ce que nous faisons suffisamment pour cela ? »
Emel Kurma, la directrice turque de l’Assemblée des citoyens d’Helsinki, le réseau de l’assemblée européenne des citoyens, observe que dans « tout ce qui s’est passé au Sud et à l’Est de la Méditerranée, il n’y avait pas de demande de démocratie : on réclamait du pain, de l’eau et d’être traité comme citoyen ». Mais elle n’y voit rien d’anormal. « La démocratie ne peut pas venir d’en haut. On la construit tous ensemble. C’est la raison pour laquelle, inconsciemment, on sait qu’on ne peut pas demander la démocratie qui est quelque chose qu’on fait ensemble », explique-t-elle. Elle estime également que c’est « la meilleure façon qu’on ait trouvée pour tenir compte de notre diversité et de notre bien-être ».
Dans ce conflit entre modernité et régression, Emel Kurma appelle à se méfier du « mythe de l’âge d’or ». « Il ne faut pas rapporter au passé les valeurs d’aujourd’hui. Etant tous des penseurs, on ramène tous la réalité à des blocs de référence », décrypte-t-elle.
« La pensée critique peut remettre en cause les intégrismes de la modernité »
Et de prendre l’exemple de la Turquie. Alors que l’âge d’or renvoie au temps où Musulmans et Chrétiens vivaient ensemble, avant l’arrivée des Ottomans à la fin du XIIIe siècle, « la modernité pré-républicaine en Turquie a débuté au XIXe siècle comme un processus de défense contre les autres Etats, avec l’ouverture d’écoles militaires ». « La fin des Ottomans va conduire à un Etat staliniste qui cherche à unifier la société en la purgeant. Mais le génocide arménien, ce n’est pas la République : il a été lancé par des personnes qui voulaient une nation et que les terres soient aux Turcs. C’est ce qui explique aussi le traitement réservé aux Grecs. C’est un processus de protection », juge-t-elle.
Et s’il s’agit d’« un passé assez lointain », Emel Kurma estime que « le gouvernement turc actuel n’est pas tellement différent de cette attitude autoritaire ».
La directrice de l’Assemblée des citoyens d’Helsinki décrit aussi « la victimologie » comme « une attitude de refuge ». « C’est quelque chose qu’on entend beaucoup de la mondialisation comme s’il s’agissait d’une invention pour nous victimiser », note-t-elle. Relevant qu’« un projet mondialiste » ne s’accompagne pas forcément d’« une idée de liberté » et que les groupes modernes politisés en Turquie restent « soumis à cet autoritarisme », elle s’interroge : « Comment changer notre façon de nous gouverner nous-mêmes, de gouverner nos communautés, nos sociétés, comment sortir de ce schéma autoritaire ? Nous sommes tous critiques sur ce projet : je vois là une opportunité car nous devons répondre à nos communautés et cela de façon critique. » Avant de conclure : « La pensée critique est une chose que l’on peut mettre en place pour remettre en cause les intégrismes de la modernité. La culture par la caricature peut remettre en cause ces représentations. Cela peut permettre de parler de la censure qui doit faire partie du débat sur la culture. Il faut trouver des espaces pour travailler ensemble sans insister sur la réconciliation, sans censurer la pensée qui sort de l’ordinaire. »
Le mot de la fin reviendra à Sonja Hegasy, vice-directrice du Zentrum Moderner Orient, membre du conseil consultatif de la fondation Anna Lindh en Allemagne, qui assurait la modération du débat : «L’idée d’une Méditerranée partagée n’existait pas il y a 10 ans. Avant, la Méditerranée était seulement une ligne de partage. Il est important de la voir comme un berceau de notre culture euro-méditerranéenne.»
Serge PAYRAU