Pour un événement c’est un événement. Du 15 au 17 mars la troupe de la Comédie-Française s’installe à Aix pour y jouer au Grand Théâtre de Provence « La puce à l’oreille » de Feydeau. Portée par une distribution exceptionnelle (ce qui est un pléonasme quand on évoque cette structure) où l’on verra par rapport à la création à Paris Clément Hervieu-Léger succéder à Jean Chevalier dans le rôle de Camille Chantebise, l’homme qui ne prononce pas les voyelles, cette œuvre hilarante est mise en scène par Lilo Baur.
« Feydeau, c’est un peu du Goldoni »
Artiste suisse, comédienne elle-même, ses différentes productions portent la marque de sa curiosité et de son amour de tous les arts. On l’a constaté voilà peu dans sa lecture personnelle de la pièce « Une journée particulière » adaptée du film d’Ettore Scola et jouée hors Comédie-Française, par Roschdy Zem et Laetitia Casta. Nous avons rencontré cette boulimique de travail, femme intelligente et drôle, profonde dans son travail qui résulte toujours d’une approche très rigoureuse du texte. Entretien.
Que représente Feydeau pour vous, et pourquoi avoir choisi de monter « La puce à l’oreille » ?
Feydeau c’est l’inventivité. J’ai découvert chez Feydeau lors de la fréquentation voilà vingt ans d’œuvres courtes combien il traite dans ses pièces de la bourgeoisie à l’intérieur de ses rapports avec les gens de maison qu’elle emploie. A ce titre Feydeau c’est du Goldoni à la Française. Les « serviteurs » et employés sont plus libres que leurs maîtres. Et puis les femmes sont des combattantes de l’émancipation. Ce que j’ai voulu montrer très explicitement ici.
Pourquoi avoir choisi de replacer l’histoire dans une station de ski des années 1960 ?
J’ai toujours pensé mes mises en scène en m’appuyant sur des recherches sociologiques précises. Comme j’ai beaucoup travaillé en Angleterre, j’ai vu que là-bas en particulier les gens qui ont de l’argent peuvent être irrésistiblement attirés par ces lieux propices aux vacances. Comme c’est le cas, bien que ce ne soit pas un univers anglo-saxon, dans « La trilogie de la villégiature » de Goldoni. Quant à la neige elle est associée à Noël qui réunit toutes les familles ou qui les divisent. La station de ski c’est l’endroit rêvé pour les mettre ensemble. J’ai choisi les années 1960 avec un mobilier en bleu et rouge, comme c’était le cas chez mes parents, en m’étant souvenu du livre « The Trial of Lady Chatterley’s Lover » de Sibylle Bedford où elle montrait comment le roman original fit scandale et ne trouva sa pleine liberté de lecture qu’en 1959. Un moment assez révolutionnaire en fait où dans les années 1960 les femmes découvrant leur féminité décident alors de prendre en main leurs destins. C’est fort que ce soit les femmes qui, comme dans la pièce, orchestrent les décisions de tout le monde. Les débuts d’un réveil ! C’est pour cela que j’ai retransposé la pièce en 1959. Les hommes se sont toujours soutenus dans leur vie. «Eh bien là c’est à nous», disent les femmes de la pièce «d’en faire autant.» Et puis j’aime bien l’idée très platonique qu’elles ont de prendre un amant.
Avec comme souvent chez Feydeau l’arrivée dans le récit de personnages étrangers dont un Écossais que vous avez changé en Américain…
Tout à fait. Avec notamment un Espagnol très jaloux. J’ai mis un Américain plutôt qu’un Écossais défini comme un « original d’Outre-Mer » que j’ai transformé en boxeur noir pour rendre hommage à Mohamed Ali dont enfant j’avais le droit de regarder les combats à la télé. Et puis j’ai rajouté une foultitude de choses, car Feydeau ce n’est pas seulement une succession de portes qui claquent. On ouvre une porte et nous voilà aspirés par la porte qui donne naissance dans ma mise en scène à un décor nouveau. Dont ici une baie vitrée et des gens extérieurs au récit qui passent et repassent en arrière-plan et qui représentent un peu les spectateurs.
Avez-vous choisi tous les comédiens qui sont exceptionnels ?
Absolument. Serge Bagdassarian dans le double rôle de Victor-Emmanuel Chandebise et Poche, que j’avais fait travailler dans « La tête des autres » le chef d’oeuvre de Marcel Aymé où le dramaturge dénonçait dans sa pièce la peine de mort, a un sens incroyable du jeu. C’est un Stradivarius. Comme tous les autres dont Sébastien Pouderoux en Romain Tournel, Jérémy Lopez, irrésistible sous les traits de Carlos Homénidès de Histingua, Cécile Brune, inoubliable madame Olympe Ferraillon, et l’ensemble de la troupe. Notez que Jean Chevalier le Camille Chantebise ô combien hilarant souffrant d’un trouble du langage l’empêchant de prononcer les voyelles est remplacé en tournée dans ce moment aixois de la pièce par Clément Hervieu-Léger, tout à fait exceptionnel lui aussi. L’ensemble se présentant comme une chorégraphie tant il est vrai qu’une pièce de Feydeau célèbre autant le corps que l’esprit.
Jean-Rémi BARLAND
«La puce à l’oreille » de Feydeau au GTP d’Aix-en-Provence dans une mise en scène de Lilo Baur. Les 15 et 16 mars à 20heures et le dimanche 17 mars à 15 heures . Plus d’info et réservations sur lestheatres.net