Publié le 10 décembre 2018 à 7h25 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 19h24
Comment ne pas voir en l’épigénétique la seule traduction scientifique d’une certaine fatalité ? C’est ce qu’ont expliqué les trois invités de la conférence du Health Future Show le 19 novembre dernier au Pharo : le prospectiviste Joël de Rosnay, la directrice de recherche Frédérique Magdinier et le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, père du concept de résilience qui a ici encore, revêtu tout son sens.
La découverte est récente, mais la littérature la concernant est déjà abondante : l’épigénétique a fait l’objet de centaines d’articles émis par le monde de la recherche. Pour mieux décrypter cette nouvelle révolution en termes de biologie, trois personnalités étaient conviées au Pharo à l’occasion du dernier Health Future Show: Joël de Rosnay, prospectiviste et président de Biotics International, Frédérique Magdinier, directrice du laboratoire Chromatine, épigénétique et maladies rares à l’Inserm et Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et éthologue que l’on ne présente plus…
Peut-être que le maître mot de ces échanges, c’est responsabilisation. Responsabilisation en effet pour ne pas faire de l’épigénétique la seule traduction scientifique d’une certaine fatalité. Car c’est ce qui viendrait à l’esprit de prime abord quand on prend connaissance des travaux de recherches de Rachel Yehuda, ayant démontré que les enfants de victimes de la Shoah présentaient les mêmes anomalies hormonales que leurs parents sans pour autant avoir vécu l’horreur des camps. Par ailleurs, des exemples pris dans le règne animal montrent dans quelle mesure nos gènes, s’ils ne disent pas tout, participent à notre évolution. Il y a le phénomène récent de ces éléphants du Mozambique, naissant à présent sans défenses pour s’éviter d’être les proies des braconniers… Alors, nos gènes seraient-ils marqués au fer rouge de génération en génération ? Pour répondre à la question, il faut revenir à la base et expliquer déjà ce qu’est cette science émergente, ce qu’elle implique.
La nutrition, facteur déterminant
«Étymologiquement, cela signifie par-dessus la génétique, il s’agit d’une sorte de programmation de l’expression de nos gènes, ceux-ci pouvant être activés ou inhibés. Il faut savoir que 15% seulement de notre ADN est codé. Le reste, c’est du Junk DNA ou ADN poubelle », explique Joël de Rosnay. Bref, 85% d’ADN non codant dont on a longtemps pensé qu’il ne servait pas à grand-chose, avant de mettre en évidence le fait qu’il codait pour d’autres petites molécules répondant au nom d’ARN interférent. «Elles jouent le rôle d’interrupteurs cliniques, allumant ou éteignant les gènes ». Frédérique Magdinier complètera un peu plus tard cette définition : «Au niveau moléculaire, l’épigénétique est liée à des modifications chimiques qui touchent l’ADN. L’acide folique par exemple permettrait la méthylation de l’ADN (une marque répressive, la méthylation de l’ADN pouvant inactiver la transcription par la présence d’un groupement méthyle. Ce dernier empêche l’interaction entre le gène et les facteurs de transcription, ndlr)… Il y a une notion de dynamique, ce sont des changements cliniques, cela évolue en fonction du cellulaire, des stimuli, de l’environnement extérieur… C’est un millefeuille d’interactions qui apportent un équilibre»… On connaît déjà plusieurs facteurs prépondérants, comme l’explique Joël de Rosnay : «La nutrition, l’exercice physique, l’exposition au stress, le plaisir de faire ce que l’on fait, l’harmonie familiale et sociale, l’exposition aux toxiques, notamment à certains plastiques, le climat ou encore l’influence psychoaffective. Mais de tous ceux-là, le plus important c’est la nutrition». D’où la recommandation de privilégier le régime crétois : moins de gras ou de sucre, plus de fibres… Par ailleurs, le prospectiviste recommandera la pratique de la méditation, du yoga, de la respiration, de la philosophie positive pour lutter contre le stress… Bien sûr, on ne peut tout maîtriser, notamment dans le domaine de l’exposition aux pollutions. Frédérique Magdinier évoquera le phénomène d’épitoxicité, les expositions aux métaux lourds pouvant agir elles aussi sur l’expression des gènes, à l’origine de la naissance de bébés anormaux. Mais il est toujours possible de limiter les dégâts en jouant sur les facteurs qui relèvent du choix de vie, de ses habitudes de consommation notamment… d’où déjà responsabilisation sur le plan personnel.
Outils prédictifs et épidrogues
Outre la sphère privée, l’épigénétique ouvre forcément des perspectives en termes de prise en charge du patient. D’abord par qu’elle est «une révolution dans le domaine de la prévention quantifiable. D’autant que pour les pharmacies, le business du futur, c’est la rente, l’idée d’un contrat pour ne pas tomber malade. C’est un peu ce que fait la Chine, puisque l’on y paye le médecin quand on est en bonne santé, pas quand on souffre ». Ainsi elle permet d’élaborer des outils médicaux prédictifs propres à établir, en fonction du profil épigénétique du sujet, ses prédispositions à développer telle pathologie. C’est notamment le travail de Frédérique Magdinier, qui s’est focalisée sur le cancer et certaines maladies rares. Mais elle évoque aussi les perspectives en termes de thérapies, appelées épidrogues. «Il s’agit de molécules capables d’apporter des modifications sur le plan épigénétique». Dans le cas du cancer, elles empêcheraient la méthylation de l’ADN et réactiveraient donc les gènes nécessaires à l’extinction des cellules malades… «Beaucoup d’essais cliniques sont en cours, non seulement sur le cancer mais aussi sur les maladies auto-immunes, les neuro-dégénératives comme Parkinson, le diabète», énumère la directrice de recherche.
«Non pas une hérédité, mais un héritage»
Outre les maux physiques, ce sont ceux de l’âme sur lesquels se penche enfin Boris Cyrulnik. Ou tout au moins ceux du cerveau… «Quand la mère est stressée, cela abime les cellules du système limbique du bébé. Il naît donc avec les valises de sa mère… Ce qui se génère, c’est toute une cascade de transmissions, la biologie des enfants est adaptée au malheur des parents… Ce n’est pas une hérédité, mais un héritage. Nous créons ainsi le monde qui crée notre évolution… » Mais tout cela n’est pas irréversible, pour le neuropsychiatre. «Nous autres humains nous pouvons agir. Structurer. Et nous portons un degré de responsabilité si nous n’interrompons pas la transmission ». C’est là qu’entre en jeu le fameux phénomène mis en lumière par les recherches de Boris Cyrulnik. «Il est possible de construire une résilience neuronale en sécurisant la mère». C’est valable dans la cellule familiale comme sur la plus haute marche de l’échelle… Puisque pour le neuropsychiatre, les gouvernements aussi portent une responsabilité en la matière. Notamment dans le domaine de l’éducation, explique celui qui s’est vu dernièrement confier par le ministre de l’Éducation nationale la préparation des premières assises de la maternelle, organisées en mars 2018. «Il y a des pays qui organisent des éducations paisibles, sécurisantes et dynamisantes, générant le plaisir d’apprendre, d’explorer le monde». C’est le cas, explique-t-il, des scandinaves, «sécurisant avant tout les enfants, même s’ils semblent en retard, misant sur la confiance en soi, l’estime de soi ». A l’inverse de certains pays asiatiques, plutôt positionnés sur la sur-stimulation des plus jeunes. «Et c’est vrai, ces derniers obtiennent d’excellents résultats. Mais à quel prix humain ! Mal-être, troubles psychologiques, suicides… Or ce qu’il faut savoir, c’est que si les jeunes scandinaves sont à la traîne à l’âge de 10 ans, ils obtiennent 5 ans plus tard les mêmes performances que les ados asiatiques. Sauf que cela ne se fait pas au même prix humain ! Les choix politiques des gouvernements ont donc des influences sur l’espèce humaine», assène en conclusion le neuropsychiatre. Certes, mais que faire lorsque des choix allant à l’encontre de l’humain sont imposés à tous ? Les recherches de Rachel Yehuda le montrent, les enfants des victimes de l’holocauste ont eux aussi, pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnik, «récupéré les valises de leurs parents»… Peut-on mettre en œuvre la résilience dans un tel cas ? Les effets épigénétiques sont-ils réversibles ? Dommage que le débat n’ait pas permis, faute de temps, de quitter les considérations d’ordre général pour orienter davantage encore les échanges vers les pistes en la matière et causer solutions. Car finalement, là était peut-être aussi le nœud de la question…
Carole PAYRAU