Publié le 10 mars 2016 à 12h14 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 22h04
Le chef d’orchestre et violoncelliste autrichien Nikolaus Harnoncourt vient de nous quitter. Ce n’est pas seulement un géant de la musique qui s’en est allé, mais un humaniste qui a su mettre son génie interprétatif sans concession au service des autres, touchant ainsi le cœur du plus grand nombre. Aussi, son héritage et son parcours pourront donner à penser bien au-delà du seul champ artistique.
Ses interprétations, la vie même !
Ma rencontre avec son œuvre date de plusieurs décennies et s’est faite presque par hasard, lorsque j’écoutais pour la première fois un disque des cantates de Jean-Sébastien Bach, sur instruments anciens, réalisé avec son compère Gustav Leonard, disparu en 2012. Ce fut un choc. Je n’avais jamais rien entendu de tel. Mes oreilles jusque-là habituées au confort des instruments modernes étaient presque malmenées par ces sonorités étranges et la vigueur de l’interprétation. Revenant par la suite à des versions de références, j’eus alors l’impression de ne pas écouter les mêmes œuvres. Elles semblaient comme figées dans le temps, dans un passé lointain, chargées d’une pseudo-tradition romantique, plus proche de Bruckner que de l’original. A l’inverse, ces interprétations «baroqueuses» des cantates du Cantor de Leipzig paraissaient la vie même et d’une modernité stupéfiante.
L’une des plus incroyables aventures de la vie musicale
Dès lors, j’attendais avec fébrilité chaque nouvel opus de l’une des plus incroyables aventures de la vie musicale, la résurrection de l’intégrale des Cantates de Bach, sur instruments d’époque et voix d’enfants. Même à des années de distance, on sent encore l’investissement de tous les protagonistes bien conscients du moment d’histoire qu’ils étaient en train d’écrire. L’émotion est palpable et les quelques défauts et imprécisions des enregistrements, rendent encore plus précieuses ces interprétations tant l’urgence est présente. Elles nous font entendre des chefs-d’œuvre qui n’avaient plus été joués depuis leur création et, d’une manière si directe que l’on croirait les partitions à peine sortie de l’atelier du Maître. Elles redonnent chair à l’un des plus grands génies du monde occidental.
Le révolutionnaire
On a peine à imaginer aujourd’hui ce que cette approche historiquement informée avait de révolutionnaire à l’époque. Et certains critiques n’avaient pas de mots assez durs pour disqualifier ce courant musical naissant. Il y a dans la démarche de Harnoncourt, non pas la recherche de la «vérité» mais, une volonté de revenir aux sources manuscrites souvent altérées, après des copies successives, les aléas de l’histoire ou l’indélicatesse de certains interprètes. Et de les jouer avec des formations musicales telles qu’elles ont vu naître les œuvres, afin de produire une nouvelle subjectivité et d’ouvrir de nouvelles pistes. Car «il est illusoire de croire que l’on peut reproduire une interprétation originale alors que nos oreilles ont entendu Wagner ou Schoenberg». Il ne s’agit donc pas seulement de redonner à entendre ce que le compositeur a créé à son époque, avec les contraintes de son temps, mais de revenir à la source en sachant que les génies sont intemporels et permettre ainsi d’en renouveler le sens, trop souvent corseté par des interprétations datées.
Honnêteté et humilité
Cette quête d’authenticité, d’honnêteté interprétative, loin du beau son, est d’abord une preuve d’humilité qui place le compositeur et son œuvre au centre et les interprètes comme des moyens de servir la création artistique et l’élévation de l’âme. Il y a beaucoup de points communs dans cette démarche avec le pianiste Glen Gould, ou des chefs d’orchestre classiques mais intransigeants tels que l’allemand Otto Klemperer ou le russe Yevgeny Mravinsky. En revanche, tout les oppose à Herbert Von Karajan, aussi bien sur le positionnement personnel qu’artistique.
Repousser les limites, toujours !
Loin de s’enfermer dans un courant ou un style, Nikolaus Harnoncourt a enrichi son répertoire en abordant les grands classiques, Mozart ou Beethoven, révélant des joyaux dans des œuvres que l’on croyait connaître par cœur. Ou encore, en poursuivant sa quête jusqu’au vingtième siècle avec Porgy and Bess de George Gershwin, par exemple. Il ne délaissa pas pour autant ses amours d’antan, mais repoussa encore un peu plus les limites, parfois en opposition avec la nouvelle orthodoxie baroque. En effet, il n’a pas hésité à rejouer Bach sur instruments modernes et à réintroduire les voix de femmes dans les œuvres chorales du maître de la fugue. Car, il avait parfaitement assimilé la logique de ses œuvres ce qui n’imposait plus le retour aux instruments d’époque. On y entendit ainsi des nuances inédites, une précision du phrasé et des articulations inouïes, jamais la routine et la facilité. Lorsqu’il dirigeait cette musique qu’il avait maintes fois donnée en concert, son regard était illuminé. L’enthousiasme était communicatif comme s’il découvrait les notes pour la première fois.
Une influence au-delà de la musique
Son influence sera durable, car c’était un homme de partage et de dialogue [[« Le Dialogue musical, Monteverdi, Bach et Mozart ». Éditions Gallimard 1985]]. L’empreinte qu’il va laisser à travers ses réalisations, ses écrits et son enseignement dépasse très largement le cadre stricte de la musique ou du domaine artistique. Et je dois avouer avec humilité mais également de la reconnaissance que je m’inspire de ses méthodes pédagogiques alors que j’enseigne un tout autre domaine que celui qu’il exerçait. Nikolaus Harnoncourt est toujours parmi nous. Il continuera à nous inspirer à chaque écoute de ses interprétations ouvertes et toujours en devenir. Non, il n’est pas parti, il a désormais l’éternité devant lui…