Publié le 17 août 2018 à 19h39 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 18h56
Le 18 août 1868, une équipe d’astronomes de l’Observatoire de Marseille observait une éclipse totale de Soleil depuis la presqu’ile de Malacca, au Siam (actuelle Thaïlande). La qualité de leurs observations a permis de mieux comprendre la composition du Soleil ainsi que les phénomènes physiques qui se produisent à sa surface.
Intérêt scientifique de l’éclipse du 18 août 1868
L’éclipse de Soleil du 18 août 1868 était particulièrement intéressante car la totalité durait 6 mn 47 s (proche du maximum théorique de 7 mn 40 s). Les Anglais et les Français envoyèrent au total quatre expéditions scientifiques, les deux anglaises en Inde et les deux françaises en Inde et Thaïlande. Toutes ces expéditions étaient équipées de télescopes et de lunettes astronomiques ainsi que de nouveaux appareils scientifiques, les spectroscopes. Ces derniers, équipés de prismes, décomposent la lumière sous la forme d’un spectre, tout comme les gouttes d’eau dispersent la lumière solaire pour former un arc en ciel. Les spectroscopes allaient permettre de mieux connaître la nature des éléments constitutifs du Soleil et, surtout, de ses protubérances (sortes de flammes qui semblent s’échapper de la surface du Soleil) et de sa couronne, observables seulement lors d’une éclipse. L’éclipse de 1868 marque ainsi la naissance de l’astrophysique, c’est-à-dire l’étude de la physique des astres.
Les expéditions françaises
L’expédition française dirigée par Jules Janssen (fondateur de l’observatoire de Meudon) avait le soutien de l’Académie des sciences et du Bureau des longitudes, elle s’était installée au nord de Madras, en Inde. La deuxième expédition française avait été décidée par l’illustre Le Verrier (découvreur de Neptune) alors directeur de l’observatoire impérial de Paris, mais sa décision tardive (mars 1868) et son autoritarisme avaient entraîné de nombreux refus parmi les astronomes de la capitale. Le Verrier se tourna alors vers le jeune Édouard Stéphan (30 ans), qu’il avait nommé directeur de l’Observatoire de Marseille deux ans plus tôt. Ce dernier accepta mais se trouva confronté à un événement inattendu avec le décès soudain de son beau-frère. Souhaitant aider sa sœur qui se retrouvait veuve avec 4 jeunes enfants, Stéphan déclara qu’il ne pouvait partir observer l’éclipse et s’attira les foudres de Le Verrier qui menaça de lui retirer son titre d’astronome titulaire et de le renvoyer dans un lycée… Stéphan accepta finalement la mission à contrecœur et, le 29 mai 1868, il reçut un courrier officiel de Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique, le chargeant de diriger l’expédition scientifique avec l’aide logistique du ministère de la Marine et du gouverneur de Cochinchine (colonie française de 1862 à 1954 qui recouvre la partie méridionale de l’actuel Viêt Nam). Stéphan parvint à convaincre deux de ses collègues de participer à l’expédition, Georges Rayet (son camarade de promotion de l’École Normale Supérieure qui venait de découvrir les étoiles de type Wolf-Rayet) et Félix Tisserand. Le temps pressait car, il y avait un long voyage à faire et beaucoup de matériel à préparer pour l’observation de l’éclipse. Le montage du télescope de Foucault avec un miroir de 400 mm de diamètre devait être adapté à la basse latitude (11° 42′) du point d’observation. La liste des instruments à transporter était impressionnante puisqu’il y avait un autre télescope, avec un miroir de 200 mm de diamètre, une lunette astronomique de 6 pouces, une lunette terrestre, 3 spectroscopes, 2 polariscopes, un télescope méridien, une horloge astronomique, des chronomètres de marine, des magnétomètres, des instruments météorologiques et de nombreux accessoires.
Choix du site et préparation des observations
Stéphan hésite entre l’île de Poulo-Condor et la péninsule de Malacca. Il écrit que la côte du Cambodge, couverte de marécages et plantée de mangroves, semble inhospitalière et trop exposée à la mousson. Selon les prévisions météorologiques du mois d’août, la côte ouest du golfe de Siam n’est pas très exposée à la mousson et Stéphan choisit finalement d’observer l’éclipse depuis la presqu’île de Malacca. Le point d’observation est protégé des nuages par les sommets de Koew Luang et baptisé Wha-Tonne (qui signifie lieu d’observation dans la langue locale) par les autochtones. Le roi de Siam, Mong Kut, fils de Rama III qui avait conquis le Cambodge et le Laos, donne son accord à cette mission scientifique. C’est un érudit, ouvert à la réforme et amateur d’astronomie. Dans une longue lettre envoyée à Stéphan, Mong Kut est heureux de montrer sa connaissance de l’astronomie siamoise et birmane et indique les livres anciens de l’astronomie hindoue qu’il a étudiés: Surya Siddhanta et Panchasiddantika de Varahamihira. En outre, avec quelques succès, il fournit ses propres prévisions pour l’éclipse: heure, durée et lieu. Poussé par la curiosité, le roi de Siam décide de venir à Wha-Tonne pour y observer l’éclipse, mais ses ministres et le tribunal de Bangkok sont réticents, intrigués par le fait qu’un pays comme la France déploie des efforts scientifiques et financiers pour observer un phénomène qui dure quelques minutes seulement. Une fois sur place, les officiers et les marins installent les télescopes et autres instruments sur des blocs de granit et des fondations solides. Un réseau électrique et des relais télégraphiques permettent de synchroniser les deux télescopes et les deux lunettes astronomiques avec l’horloge sidérale de la « maison méridienne ». La lisière de la forêt, l’animation bruyante du camp et les bambous étaient la seule protection contre les tigres. Le roi Mong Kut s’installe à proximité avec sa cour, dans un palais confortable. Il prévoit d’observer l’éclipse avec ses propres instruments.
Observation de l’éclipse
Stéphan écrit: « Les nuages s’amoncellent, un grain violent s’abat sur Wha-Whan, tout semble perdu quand 20 minutes avant la totalité, et comme par faveur spéciale, le ciel devient magnifique« . Au cours des 6 minutes de totalité, Stéphan observe avec le télescope de 400 mm équipé d’un micromètre permettant d’enregistrer le contour et la position des protubérances solaires. Il les décrit « de couleur corail rose largement teinté de violet » et note leur position par rapport au bord de la Lune, démontrant ainsi une fois pour toutes que « les protubérances sont des dépendances du Soleil et non de la Lune« .
Eclipse de Soleil du 18 août 1868
Rayet observe avec le télescope de 200 mm de diamètre. De son œil droit, il peut voir les raies d’émission à travers un spectroscope à 3 prismes et, tout en bougeant légèrement la tête, il peut contrôler avec son œil gauche quelle partie des protubérances solaires est explorée par la fente du spectroscope. Rayet écrit: « Dès l’instant où il y a une obscurité totale, la fente du spectroscope qui a été portée sur l’image de la longue protubérance, je regarde immédiatement une série de neuf lignes brillantes, très brillantes même, et détendues sur un fond uniforme presque noir, d’un violacé très obscur… ces lignes m’ont semblé pouvoir être assimilées aux principales séries du spectre B, D, E, (b1 et b2), une inconnue, F et deux lignes du groupe G. Ces protubérances sont des jets d’une matière gazeuse incandescente, les flammes d’un phénomène chimique d’une puissance extrême, car la protubérance examinée avait environ trois minutes d’arc de hauteur soit à peu près 34 000 lieues de hauteur véritable« . L’utilisation synchronisée de quatre instruments, avec des focales et des combinaisons optiques différentes, et l’excellente qualité des miroirs des deux plus grands télescopes utilisés pour l’observation de cette éclipse solaire a mis fin à une série de débats et de polémiques autour de phénomènes bizarres entrevus depuis deux siècles au cours des éclipses et des occultations stellaires. Des descriptions aussi étranges que « grains de chapelet », « trous d’Ulloa sur la Lune », « phénomène de goutte noire », ou encore des observations d’allongement des étoiles, des éclairs, des changements de vitesse des astres, tout cela n’était qu’illusion d’optique liée à la mauvaise qualité des instruments et aux aberrations optiques des lunettes astronomiques.
La découverte de l’hélium
Rayet a observé neuf raies brillantes dans le spectre des protubérances solaires, plus que tout autre observateur lors de cette éclipse. Janssen, qui dirigeait l’autre expédition française, a observé six raies brillantes, dont les raies principales de l’hydrogène (une rouge et une bleue) et une raie dans le jaune. Quant aux observateurs britanniques postés en Inde, le major J.F. Tennant à Guntoor et le lieutenant John Herschel (petit-fils de William Herschel) à Jamkhandi, ils ne purent voir clairement que trois raies : une rouge, une jaune et une bleue. Tennant mentionna bien deux autres raies (une verte et une bleue) mais il n’eut pas le temps de bien repérer leur position avant la fin de l’éclipse. L’identification des raies observées pris du temps, même pour les raies les plus brillantes du spectre des protubérances. Les observateurs se mirent toutefois rapidement d’accord sur l’identification de la raie rouge et de la raie bleue qu’ils attribuèrent à l’hydrogène (élément le plus abondant dans l’Univers et constituant majoritaire des étoiles). Mais la raie jaune posa problème… Elle était en effet très proche de la position d’une raie jaune-orangé du sodium (un doublet en fait, c’est-à-dire une paire de raies très proches) mais légèrement décalée vers le jaune. Il fallut donc se rendre à l’évidence et admettre que l’élément chimique à l’origine de cette raie n’était pas le sodium. On envisagea même l’hypothèse d’un élément qui n’existerait que sur le Soleil et l’astronome anglais Norman Lockyer proposa de l’appeler Hélium d’après le nom du dieu grec du Soleil (Hélios). Ce n’est qu’en 1895, soit 27 ans plus tard, que l’on découvrit l’hélium sur Terre, lorsque l’anglais Ramsay réussit à extraire ce gaz d’un minerai d’uranium, la clévéite. On put dès lors en faire le spectre détaillé et vérifier, a posteriori, que Rayet avait repéré trois des raies de l’hélium parmi les neuf raies brillantes qu’il avait observées au moment de l’éclipse du 18 août 1868 (les autres étaient trois raies de l’hydrogène, deux raies du magnésium, et une raie du Fer). Si la découverte de l’hélium a été attribuée conjointement à l’Anglais Norman Lockyer et au Français Jules Janssen (l’Académie des sciences fit même frapper une médaille à leur effigie en 1874 pour commémorer cette découverte), c’est tout de même Georges Rayet qui a observé le premier trois raies d’émission de cet élément dans le spectre des protubérances solaires, lors de l’expédition menée par Édouard Stéphan.
De l’Observatoire de Marseille à l’Institut Pythéas
Édouard Stéphan a dirigé l’Observatoire de Marseille de 1866 à 1907. Parmi ses travaux scientifiques, on retiendra qu’il a démontré la petitesse du diamètre apparent des étoiles (en montrant qu’il était inférieur à 0,158 secondes d’arc) et a découvert quelques 800 «nébuleuses». La plupart d’entre elles se sont avérés être des galaxies, dont le fameux groupe de cinq galaxies baptisé «quintet de Stéphan» qu’il a découvert en 1876 avec le télescope de Foucault de 80 cm de diamètre conservé sur le site historique de l’observatoire, à côté du Palais Longchamp. L’Observatoire de Marseille a fusionné en 2000 avec le LAS (Laboratoire d’Astronomie Spatiale) pour devenir le LAM (Laboratoire d’Astrophysique de Marseille) installé au technopôle de Château-Gombert. Le LAM est un des 5 laboratoires regroupés au sein de l’Institut Pythéas depuis 2012 : Cerege, Imbe, LAM, LPED et MIO. L’Institut Pythéas est un OSU (Observatoire des Sciences de l’Univers) dont le directeur est Nicolas Thouveny, arrière-petit-fils d’Édouard Stéphan !
Michel Marcelin (directeur de recherche CNRS au LAM) et Yvon Georgelin (ancien directeur de l’Observatoire de Marseille).