Publié le 9 novembre 2019 à 11h52 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h25
Les Espagnols sont de nouveau appelés aux urnes ce dimanche 10 novembre pour élire leur Parlement. Des élections à l’issue incertaine qui se déroulent sur fond de crise catalane et de chômage record. Dans ce contexte, le parti d’extrême droite Vox pourrait devenir la troisième force politique du pays.
«Viva Franco ! » : ces cris, l’Espagne pensait qu’ils appartenaient au passé, 44 ans après la mort de l’ancien dictateur, le 20 novembre 1975. D’autant que comme le rappelle «El Pais», le plus grand quotidien du pays, tout «acte d’exaltation de la Guerre civile, de ses protagonistes, ou du Franquisme» sont interdits par la loi depuis 2007. Cette controversée «loi sur la mémoire historique», votée par la majorité du gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero le 31 octobre 2007, a notamment contraint Baltasar Garzon, le juge d’instruction qui avait poursuivi en son temps le dictateur chilien Augusto Pinochet [[Arrivé au pouvoir lors du coup d’État du 11 septembre 1973, Augusto Pinochet a été à la manœuvre d’une des dictatures les plus meurtrières d’Amérique du Sud, jusqu’à son départ du pouvoir le 11 mars 1990… non sans avoir fait voter au préalable une loi d’amnistie pour les actes commis durant la dictature.]], à renoncer à instruire les crimes du franquisme (cf. encadré). Pourtant, c’est bien le jeudi 24 octobre dernier que ces cris ont retenti devant le mausolée de la Valle de los Caidos [[Littéralement, «la vallée de ceux qui sont tombés».]], une immense sépulture située dans une chaîne montagneuse à 50 km au nord-ouest de Madrid. Surmontée d’une immense croix, la réalisation de ce monument religieux[[ Le chantier, qui a duré dix-huit ans de 1940 à 1958, a vu mourir entre 14 et 18 ouvriers.]] a été commandée par Franco lui-même pour rendre hommage aux «héros et martyrs de la croisade», désignant par là les combattants franquistes morts durant la Guerre d’Espagne (1936-1939), une guerre civile qui précéda la Seconde Guerre mondiale. Dans le «régime des vainqueurs» que fut l’Espagne de 1939 à 1975, Franco décida en 1958 d’y accueillir aussi des combattants républicains… à condition bien entendu qu’ils fussent catholiques ! Si bien que depuis son inauguration le 1er avril 1959, le mausolée de plus de 150 mètres de hauteur accueille près de 35 000 corps, principalement nationalistes mais aussi républicains, qui reposent non loin du chef de la Phalange, José Antonio Primo de Rivera, et, jusqu’à peu, de Francisco Franco lui-même.
Le retour des figures du passé
Si la loi de 2007 permettait de déplacer le corps du Caudillo, dans une volonté de dépolitiser la Valle de los Caidos et de donner au lieu une dimension uniquement religieuse, le projet a été mis en sourdine durant la mandature (2011-2018) du gouvernement de droite présidée par Mariano Rajoy (Partido Popular – PP). Et il a fallu attendre l’arrivée au pouvoir du gouvernement conduit par le socialiste Pedro Sanchez en 2018 pour que la procédure s’enclenche. Une des opérations politiques «les plus complexes des dernières années», comme le souligne «El Pais», qui est parvenue, durant 24 heures, à «voler» la Une de l’actualité aux troubles que connaît actuellement la Catalogne à la suite des condamnations des organisateurs du référendum indépendantiste du 1er octobre 2017. Car si techniquement l’exhumation de la dépouille de Franco n’a duré que trois heures, elle a ravivé les cauchemars du passé. Jusqu’au bout, la famille du Caudillo a compliqué la tâche des autorités espagnoles. Elle a actionné tous les recours judiciaires pour tenter de s’opposer à l’exhumation de l’ancien dictateur. Puis le 24 octobre, à la Valle de los Caidos, son petit-fils Francis Franco a tenté de recouvrir le cercueil du drapeau espagnol de la dictature – sur lequel figurait l’aigle de Saint-Jean – en lieu et place du drapeau actuel – où figure la couronne du roi – adopté le 21 janvier 1977. Puis au cimetière de Mingorrubio à Madrid, où repose désormais l’ancien dictateur, sa mise en terre s’est déroulée en présence de 250 franquistes, reprenant les cris de «Viva Franco ! ». Un épisode qui a remis sur le devant de la scène Antonio Tejero, 87 ans aujourd’hui, un des principaux organisateurs du coup d’État manqué du 23 février 1981.
Quatrièmes élections générales en quatre ans
Bref, c’est une Espagne en pleine incertitude qui se rend aux urnes ce dimanche pour renouveler ses 350 membres du Congrès des députés et les 208 membres du Sénat… pour la quatrième fois en quatre ans ! Une instabilité politique qui a pris naissance lors du scrutin du 20 décembre 2015 qui a scellé la fin du bipartisme espagnol en vogue durant 40 ans, depuis la transition démocratique de la fin des années 1970. Quatre ans après le mouvement des Indignados, né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011 avant de se propager dans une centaine de villes du pays, Podemos («Nous pouvons», en écho au «Yes, we can » de Barack Obama), le parti de gauche fondé en janvier 2014 par Pablo Iglesias, faisait son irruption sur la scène politique nationale avec 20,68 % des voix, tout comme Ciudadanos («Citoyens»), parti politique de centre droit fondé en 2006, crédité alors de 13,94 %. Deux formations qui ont fait vaciller celles qui se sont succédé au pouvoir depuis la mort de Franco, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), crédité de 22 % des suffrages, et son alter ego de la droite conservatrice, le PP (28,71 %). Comme les élections espagnoles se déroulent au scrutin proportionnel dans une cinquantaine de provinces – avec dans certaines d’entre elles, l’obligation de composer avec des partis régionaux bien implantés dans leur fief -, cet émiettement de la représentation politique a conduit à une instabilité politique qui a amené le roi Felipe VI à convoquer une nouvelle fois des élections en septembre dernier, actant l’incapacité du socialiste Pedro Sanchez, sorti vainqueur des urnes en avril dernier, de former un gouvernement disposant d’une majorité stable au Congrès des députés («Las Cortes»). Cette instabilité politique s’inscrit sur fond de chômage record et de relents nationalistes pas seulement en Catalogne. Ainsi, comme le rapporte «La Vanguardia », le plus grand quotidien catalan, une dizaine de partis nationalistes catalans, basques, galiciens, baléares et valencians ont signé, le 25 octobre dernier à Barcelone, un manifeste dans lequel ils réclament «un accord sur la crise en Catalogne, la défense du droit à l’autodétermination et la libération des « prisonniers politiques » ». Un accord que n’a cependant pas paraphé le très important Partido Nacionalista Vasco (PNV – Parti nationaliste basque, démocrate-chrétien) «pour une question de contenu et de contexte», estimant notamment que ce n’était pas «le moment le plus opportun» à trois semaines des élections générales.
Vox, la méthode «Le Pen»
Un paysage politique qui a fait le nid d’un cinquième larron, le parti d’extrême droite Vox, fondé en 2013 (à l’époque, une scission du PP) et actuellement présidé par Santiago Abascal. Né à Bilbao dans le pays basque, âgé de 43 ans, il est le fils d’un ancien membre de l’Alianza Popular (Alliance populaire), une fédération de partis politiques d’idéologie conservatrice, fondée au début de la transition démocratique espagnole, qui regroupait d’anciennes personnalités du franquisme avant de disparaître en 1989. Il est également le petit-fils du maire franquiste de la ville basque d’Amurrio.
Ce n’est qu’au printemps dernier que Vox a fait son entrée dans la chambre des Cortes. Mais de quelle manière : avec 10,26 % des voix, le parti d’extrême droite a disposé d’un contingent de 24 députés, une ascension politique fulgurante seulement surpassée par Podemos en son temps. Et ce dimanche, le parti a de bonnes chances de devenir la troisième force politique de la péninsule. La recette d’Abascal ? Elle ressemble à s’y méprendre à celle déployée par Jean-Marie Le Pen (FN) de l’autre côté des Pyrénées. Le Basque a tout d’abord tiré profit de la diabolisation dont il était sujet. Ainsi, comme le souligne le quotidien numérique «El Independiente», Vox est devenu «le référent pour le votant en colère qui sert d’aimant pour ceux qui aspirent à exercer un vote protestataire». Quand on sait que faute de majorité stable, les derniers gouvernements espagnols ont surtout expédié les affaires courantes comme le prévoit la Constitution en pareil cas, et que l’Espagne compte près de 3,2 millions de chômeurs selon les statistiques de fin octobre, un chiffre en hausse de 3,18 % en un mois (près de 98 000 chômeurs de plus), il faut reconnaître que la recette d’Abascal ne manque pas de séduire. Le président de Vox a également su surfer sur la crise indépendantiste en réclamant l’interdiction des partis séparatistes. Une position qui, là encore, trouve un certain écho dans une frange de la population. Ajouté à cela quelques prestations offensives et agressives de Santiago Abascal lors de débats télévisés, des positions qui établissent des relations de cause-effet entre l’immigration illégale et la violence urbaine, la négation de la violence faite aux femmes ou la volonté de limiter le pouvoir des gouvernements des 17 autonomies régionales [[L’Espagne compte 17 autonomies. Comparables aux régions françaises dans l’architecture administrative du pays, elles disposent d’une autonomie politique bien plus conséquente.]] , et vous obtenez le «tube» à la mode de la politique espagnole…
De la condamnation… à la copie électoraliste
Bien entendu, des voix s’élèvent dans la péninsule pour dénoncer cette montée en flèche de l’extrême droite qui ravive le souvenir d’une dictature pas si ancienne. Ce vendredi 8 novembre, «La Vanguardia» a ainsi relayé le manifeste contre les dirigeants du parti d’extrême droite signé par plus de 1 700 scientifiques. Ils dénoncent notamment le fait que Vox a construit «une part importante de son argumentaire politique à travers la falsification et la manipulation de données et d’informations diverses ». Au printemps dernier, c’est l’ancien chef de gouvernement, José Maria Aznar (PP), au pouvoir de 1996 à 2004, qui était entré en campagne contre Vox : «A moi, personne ne me dit en face « petite droite couarde »». Mais face à la montée du parti de Santiago Abascal, ces héritiers n’ont pas toujours cette hauteur de vue. Et à l’instar d’un Nicolas Sarkozy qui n’avait pas hésité à surfer sur les thèmes favoris de l’extrême droite pour accéder à l’Élysée en 2007, le PP et Ciudadanos n’ont pas manqué ces derniers jours de réclamer à leur tour l’interdiction des partis séparatistes, dans une tentative désespérée de siphonner, sur les chemins des urnes, les votes promis à Vox… Au final, c’est un scrutin à l’issue incertaine qui se déroule demain dimanche dans la péninsule. Selon le scénario décrit ce vendredi 8 novembre sur le site de «El Pais», le PSOE arriverait en tête avec 117 députés (un chiffre qui oscillerait entre 91 et 139), devant le PP 92 (entre 66 et 113), Vox 46 (entre 24 et 65), Unidas Podemos 35 (entre 19 et 54), Ciudadanos 18 (entre 8 et 36) et Mais Pais – fondé en septembre par l’ancien numéro 2 de Podemos Inigo Errejon – 5 (entre 0 et 13), 37 sièges (entre 33 et 42) échouant à de petits partis. Bref, aucune formation n’obtiendrait une majorité absolue (176 sièges). Dès lundi, les tractations promettent d’être tendues entre les uns et les autres pour parvenir à un accord de gouvernement. Sachant que «El Pais», selon ses propres simulations, estime que dans six cas sur 10, aucune majorité ne se dégagerait à la Chambre des députés…
Andoni CARVALHO
Plus de 30 000 enfants disparus durant la dictatureComme s’en était fait l’écho le site latinreporters.com en fin d’année 2008, le très médiatique juge Baltasar Garzon attribue aux franquistes «le développement d’un système de disparition d’enfants mineurs de mères républicaines (mortes, prisonnières, exécutées, exilées ou simplement disparues) pendant plusieurs années, entre 1937 et 1950, sous la couverture d’une apparente légalité, contrairement à ce qui se passa pus tard en Argentine entre les années 1976 et 1983». Baltasar Garzon assure ainsi que la couverture légale de ces disparitions en a rendu «les effets plus durables, ainsi que plus difficiles à détecter et à faire cesser» que les effets des vols d’enfants sous le «Processus de réorganisation nationale», le nom que s’était donnée la dictature argentine. Comme le rappelle latinreporters.com, «un document d’une institution religieuse citée par Garzon chiffre à 30 960 au cours de la décennie 1944-1954 le nombre d’enfants de prisonnières politiques placés sous tutelle de l’État. Selon le magistrat, c’est toutefois « un nombre indéterminé » d’enfants qui, de manière « systématique, préconçue et avec une volonté véritablement criminelle », auraient été soustraits à des familles « qui ne s’ajustaient pas au nouveau régime (franquiste) ».» Des crimes qui n’ont jamais été jugés… |