Publié le 10 mai 2021 à 10h00 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 17h58
Soissons, cité paisible où depuis l’histoire du vase cassé datant de 486 il ne s’est rien passé de très notable. Soissons qui tout à coup, de nos jours, le temps d’un week-end sombre dans le chaos.
Deux affaires sordides apparaissant simultanément au grand jour crée l’effroi, suscite la peur, déclenche la colère des habitants. Il y tout d’abord la profanation du carré musulman de la nécropole dédiée aux soldats de 14-18. Aucune croix n’a été déracinée abattue, ou taguée. En revanche nous précise-t-on «toutes les stèles frappées d’un croissant avaient été renversées et taguées de croix celtiques.» Au fond du cimetière un autel «encadré de deux énormes rectangles ceints de murets et couverts de genévriers rampants », sur lequel on avait posé une énorme tête de chien. Ses yeux vitreux aux paupières à demi-closes regardant vers l’entrée du cimetière «comme si son exécuteur avait voulu faire du molosse une sorte de cerbère figé dans la contemplation des tombes renversées.» Pas de sang autour du morceau de la bête, celle-ci ayant été déposée sur le marbre «comme s’il s’agissait d’un ornement a posteriori.»
Les profanateurs ayant inscrit en lettres de sang la phrase : «L’invasion est partout», l’adjudant Gomulka, gendarme proche de la retraite dépêché sur les lieux, pétrifié par la violence du tableau conclut à juste titre au vu de l’ampleur des dégâts que ce qu’il nomme «une saloperie de crime de haine commis par une bande de dégénérés » demeurait le fait de plusieurs individus. D’autant plus que dans la ville où l’on a déjà trouvé des affiches du même genre dans le style «Je suis Charlie» sauf qu’elles sont signées Charles Martel.
L’ordre et l’entropie
Être désabusé et comme cassé par la vie, dont le couple bat de l’aile, Gomulka est ce que l’on pourrait définir comme «un homme d’ordre». L’ordre étant toute sa vie, et «le seul mode de communication qu’il n’ait jamais eu avec son père, un mineur polonais venu chercher le charbon dans le Nord et qui tenait son foyer d’une main de fer.» Découvrant au lycée que «l’ordre avait un principe physique contraire nommé entropie» (terme introduit en 1865 par Rudolf Clausius à partir d’un mot grec signifiant « transformation »), il s’était par la suite construit comme cette entropie synonyme de « désorganisation « engendrant le chaos.» Et c’est sur cette base-là et dans le but d’offrir à sa fille une stabilité scolaire, (pour des raisons que je vous laisse découvrir) qu’il avait pris la tête de la Brigade de recherches de Soissons, «petite ville qu’il pensait loin du désordre des grandes cités.»
Aussi saisit-on mieux l’état de sidération dans lequel il se trouve en prenant les rênes de cette affaire de profanation. Pourtant Gomulka n’est pas au bout de ses surprises, puisque au même moment de l’autre côté de la ville, une certaine Julia Laurençon, ancienne patiente soignée à la clinique « Mon Repos », dirigée par Jean Vogel, trouve une main coupée sur les berges de l’Aisne. Découverte qui mènera bientôt aux restes d’un individu entièrement démembré, repêché au milieu de la rivière. Stupeur la main placée au-dessus de l’endroit où a été englouti le cadavre (une indication géographique donnée par le ou les meurtriers) n’appartient pas au corps supplicié.
Devant sa perplexité et son dégoût Gomulka accepte l’aide du lieutenant Frédéric Delahaye, de la Section de recherche d’Amiens, sollicitée dans les cas dits «exceptionnels». Super-flic surnommé «La Machine», apparemment «à cause de sa force de travail et de son sérieux», Delahaye aux racines picardes, fonctionne avec des faits et des certitudes. L’alliance des deux limiers à laquelle s’ajoute une plongée dans la personnalité complexe de Julia Laurençon, femme trouble et troublée, indispensable au bon fonctionnement de l’enquête fera éclore une vérité terrifiante et terrible.
Trafic de migrants extrême-droite et hôpitaux psychiatriques
Ajoutez des individus tels que Kévin Boitel, (l’homme de la main), Mohamed Lahhan, (le mort de la rivière), Hassan Sadr, militaire très ami de ce dernier, Jules Perrot, le Dr. Stefan Georgiu dont Julia fut la patiente, Marc Jacquet, le bras droit du docteur Vogel, l’infortuné Alexis un jeune homme avec qui Julia s’est liée d’amitié, saupoudrez l’ensemble de groupuscules d’extrême-droite agissant sur fond de trafics de migrants rêvant d’Angleterre, installez l’intrigue avec évocation d’hôpitaux psychiatriques aux méthodes peu orthodoxes, et vous aurez avec «L’heure des chiens» les ingrédients principaux d’un polar terrible, effroyable même, où l’on verra comment et pourquoi ces deux affaires n’en forment qu’une.
Comme chez le Mario Vargas Llosa de «La Ville et les Chiens », et comme dans un film de Brian De Palma, ou d’Alain Jessua,
Brillant étudiant de cinéma à la Sorbonne, avant d’intégrer la Fémis, et développer plusieurs projets de séries télévisées, Thomas Fecchio (né en 1979 à Château-Thierry dans le sud de l’Aisne), signe avec «L’heure des chiens» un deuxième polar (le premier « Je suis innocent » paru chez Ravet-Anceau en 2017 prenait déjà Soissons comme décor d’un drame), où explosent ses talents de scénariste et de conteur à la fois politique et romanesque.
On pourrait dire que « L’heure des chiens », dénonciation sans équivoque des dérives sectaires de la société moderne, qu’il rappelle par son étrangeté sa folie narrative et son amoncellement d’images choc «La ville et les chiens» de Mario Vargas Llosa. Côté cinéma on songe aux longs métrages de Brian De Palma à qui Thomas Fecchio consacra un mémoire de Sorbonne, et surtout au film d’Alain Jessua «Traitement de choc » sorti en 1973 et admirablement interprété par Annie Girardot, Alain Delon et les inoubliables Robert Hirsch, Michel Duchaussoy et Gabriel Cattand. C’est dire que l’on se trouve en présence d’un exceptionnel thriller où le paranormal, la médecine peu douce, et la manipulation mentale tiennent lieu d’ingrédients effrayants pour les enquêteurs et totalement jubilatoires pour le lecteur entièrement conquis.
Jean-Rémi BARLAND
«L’heure des chiens» de Thomas Fecchio paru aux Éditions du Seuil – 380 pages, 20€