Chronique littéraire de Jean-Rémi Barland. Amélie Nothomb, prix Renaudot 2021 pour ‘Premier sang’ puissant roman sur la figure héroïque de son père

Publié le 3 novembre 2021 à  18h46 - Dernière mise à  jour le 2 novembre 2022 à  18h08

A quoi reconnaît-on une rentrée automnale et littéraire française ? A l’avalanche de factures qui s’abattent sur vous, au troisième tiers qui essore vos finances, et au fait qu’Amélie Nothomb publie un livre. Un par an, donc, de valeur inégale, parfois fort mauvais, et la plupart du temps d’excellente facture. Le cru 2021 est quant à lui de haut niveau. «Premier sang» -qui pourrait s’appeler «Mon père ce héros»- est publié chez Albin Michel et il vient d’obtenir le Prix Renaudot 2021.

Amélie Nothomb couronné pour
Amélie Nothomb couronné pour

D’emblée on est saisis et on songe à cette première phrase de «Cent ans de solitude» de Gabriel Garcia Marquez qui dit en substance : «Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace». Cette célébrissime première phrase pourrait en effet très bien résumer la situation dans laquelle se trouve Patrick Nothomb le personnage central et narrateur de «Premier sang», le 30e roman d’Amélie Nothomb. L’ambiance aussi de ce récit en trompe l’œil qui n’est pas loin de s’imposer comme le livre le plus réussi et le plus émouvant de son auteure.

Patrick Nothomb n’en mène donc pas large au moment où à vingt-sept ans il s’apprête à être fusillé. Alors, comme pour conjurer le sort, il se souvient. De son passé d’enfant, souffrant de l’absence d’un père mort qui brûlait sa vie par les deux bouts, du surréalisme et de la poésie et d’un grand-père, aristo sans trop le sou déclarant de manière solennelle: «La rhubarbe est le rafraîchissement de l’âme.» De ses cousins, d’un vieux château faible plutôt que fort, aussi imposant que glacial dans lequel on l’envoyait passer des vacances, au fin fond des Ardennes. L’éveil aux autres et au monde, dans une éducation rigide sentimentale et biscornue, avec brimades et humiliations subies, tel sera le lot quotidien de Patrick Nothomb.

Ce dernier, futur diplomate, devenu Consul en charge au Congo de relations complexes avec le président Gbenye peu avant que le 24 novembre 1964 les parachutistes belges n’atterrissent à Stanleyville afin d’y délivrer les otages prisonniers du pouvoir, n’a pas froid aux yeux et possède un appétit d’adaptation gargantuesque lui faisant clamer haut et fort: «Il ne faut pas sous-estimer la rage de survivre.» Pages émouvantes sur la cousine Donate handicapée mentale riant sans cesse chantant seule sur son lit l’hymne national belge «La Brabançonne» dont elle a remplacé les paroles par «oui oui oui», et que Patrick prendra en affection. Pages épiques et finalement burlesques sur la description de «la shtouf» mot du patois local désignant «un mode de vie qui permettait de survivre à l’hiver ardennais», et où «il s’agissait d’entasser tous les êtres vivants d’une maison, animaux inclus, dans la seule pièce qui pouvait les contenir.» Pages politiques sur les relations houleuses entre le Congo et La Belgique. Pages d’expression de soi d’un homme épris de beauté, étranglé de solitude durant l’enfance, qui préfère de loin «les alarmes de la promiscuité». Pages d’amour sur le mariage non voulu de Patrick avec Danièle qu’il épousera malgré tout le 13 juin 1960. Pages d’une compassion infinie pour ce narrateur émotif s’évanouissant à la vue d’une goutte de sang.

Grande romancière inégale qui là signe un grand livre

Mélange de drôlerie et de gravité «Premier sang» d’Amélie Nothomb est multiple, et ne peut se réduire à une seule lecture. L’auteure qui a l’habitude de saupoudrer son récit de scènes à l’estomac à l’ironie un peu chic, parfois inutiles, demeure ici intensément sobre, et du coup son roman respire la justesse, l’authenticité, et la vraie audace littéraire. «Mon père ce héros» pourrait s’exclamer la romancière belge, puisque c’est bien de la vie réelle de Patrick Nothomb, récemment disparu dont il est question ici: le vrai père d’Amélie en fait, qui signa un livre et dont elle a aimé évoquer le destin en se glissant dans sa peau. Pari réussi. On ressort de cette succession de chapitres courts, (ils auraient mérité parfois d’être développés) avec la sensation d’avoir partagé l’aventure particulière de deux pays entiers: la Belgique, et le Congo, et d’avoir croisé des personnages si loin si proches, si émouvants évoqués par Amélie Nothomb dans un mélange de tendresse, et d’effroi. Et c’est pour cela que son roman est aussi infiniment politique.
Jean-Rémi BARLAND
« Premier sang » par Amélie Nothomb chez Albin Michel – 180 pages – 17,90 €

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