Publié le 28 octobre 2021 à 15h04 - Dernière mise à jour le 2 novembre 2022 à 9h13
Ça y est la liste finale des sélectionnés du Goncourt 2021 est tombée…Et elle augure d’un choix définitif très ouvert. Tout est possible et avouons que ce sont de grands livres et d’authentiques auteurs qui sont choisis par les dix membres de l’Académie.
Une Académie qui autour de son Président Didier Decoin, et de son secrétaire général Philippe Claudel réunit l’Aixoise Paule Constant, Françoise Chandernagor, Camille Laurens, Tahar Ben Jelloun, Pierre Assouline, Eric-Emmanuel Schmitt, Pascal Bruckner, et Patrick Rambaud, ils ont donc choisi:
• Le voyage dans l’Est de Christine Angot (Flammarion)
• Enfant de salaud de Sorj Chalandon (Grasset)
• Milwaukee Blues de Louis-Philippe Dalembert (Sabine Wespieser)
• La Plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (Philippe Rey)
Exit de leur liste Tanguy Viel, Anne Berest -dont «La carte postale» le roman sélectionné précédemment déclencha la colère de Camille Laurens, membre du jury, et ce pour des raisons qui ne sont pas forcément uniquement littéraires- ou encore Clara Dupont Monod qui vient d’obtenir le Prix Femina ou Abel Quentin, jeune prodige des éditions L’Iconoclaste.
«Le voyage dans l’Est» de Christine Angot paru chez Flammarion, 212 pages, 19,50€
[(Première phrase « Le voyage dans l’Est » : «J’ai rencontré mon père dans un hôtel à Strasbourg, que je ne saurais pas situer… »)]
On notera que demeure sur le final Christine Angot, l’auteure du chef d’oeuvre «Le voyage à l’Est» dont nous avons parlé et, ce n’est pas la première fois qu’un Médicis couronné obtient le Goncourt. Ce fut le cas avec Andreï Makine et son «Testament français ». Face à elle trois sérieux postulants aux œuvres traitant des rapports de l’homme au monde et face à l’Histoire.
«Enfant de salaud» de Sorj Chalandon, paru aux Éditions Grasset – 331 pages – 20,90 €
[(Première phrase « Enfant de salaud » : « C’est là. Je me suis surpris à le murmurer…»)]
Il y avait empathie et désir de protection dans la chanson «Les mensonges d’un père à son fils», écrite pour Serge Reggiani par le tandem Dabadie (paroles) – Datin (musique). Il y a aujourd’hui d’autres mensonges, en mode sombre trahison d’un homme qui passa ses jours à se «fabriquer tellement d’autres vies pour illuminer la sienne». D’un homme qui a travesti la réalité «sur son enfance, sa jeunesse, sa guerre, ses jours, ses nuits» et qui s’inventa «des amis prestigieux, des ennemis imaginaires, des métiers de cinéma, une bravoure de héros», mais qui, surtout, frappait son fils, le battait en hurlant des mots de soldat, en langue allemande, incarnant à ses yeux «celui qui humiliait». Qui était-il vraiment ce père qui prétend avoir combattu sur le front de l’Est, dans la division Charlemagne, avoir rejoint la 33e division de grenadiers de la Waffen-SS, et avoir défendu le bunker d’Hitler jusqu’au 2 mai 1945 ? Au terme d’une enquête, à la fois familiale, politique et historique, le fils, narrateur de ce récit en trompe-l’œil, découvrira une autre vérité, aussi pitoyable que terrifiante. Tout chez lui est faux, même la prétendue mort dans ses bras, à Berlin d’un certain Pierre Clémentin, combattant de la LVF entre 1942 et 1943, qui aurait, en agonisant, murmuré son prénom. Ce dernier, condamné en fait à la peine capitale par contumace à la Libération, s’est évaporé à la fin de la guerre contre l’Allemagne et ’Italie, revenant en France, bien des années plus tard, amnistié comme les autres, et s’éteignant à Paris en 1978 «dans les bras de personne». Terrible plongée dans les races d’un «salaud», défini comme un «SS de pacotille», patriote d’occasion, «résistant de composition», qui a jeté son fils dans la vie comme dans la boue. Le roman de Sorj Chalandon évoque au final un homme qui souffrant de n’être pas romancier réécrit sa vie de façon fictionnelle. Un texte puissant et terrible, un livre dont on sort groggy et qui s’affirme aussi comme un document pour l’Histoire.
Dès les premières pages, en effet, nous voilà saisis d’effroi par la manière dont Sorj Chalandon évoque de manière précise, mais sans effets, la rafle des enfants d’Izieu, survenue en ce 6 janvier 1944, dans cette colonie de vacances destinée à protéger des enfants juifs, située dans ce petit village perché au-dessus d’un bras du Rhône, à la frontière de l’Ain, l’Isère et la Savoie. Des enfants, arrêtés après une dénonciation anonyme de leur présence sur les lieux, qui conduit à Klaus Barbie… Le procès de celui-ci pour crime contre l’humanité qui s’ouvrit le 11 mai 1987 Sorj Chalandon l’a couvert comme journaliste pour Libération. L’auteur le raconte avec un sens aigu du détail, mais, et c’est là que le roman prend une dimension supplémentaire, en expliquant pourquoi et comment ce «salaud» de père, eut le droit d’y assister. Longtemps, l’auteur tourna autour de ce sujet, faisant de la notion de traîtrise un des thèmes centraux de ses fictions. Jamais, il n’était allé aussi loin, avec autant de force narrative, de sens de l’ellipse aussi, laissant le lecteur se forger son propre jugement sur cette époque, trouble, troublée, où les familles malheureuses le furent «chacune à leur façon». C’est beau, noble, avec des pages sur la mort du père empreintes d’esprit de résilience. Un immense roman, sans concessions pour les bourreaux et plein de compassion pour ceux qui les croisèrent. Ajoutons que le livre bénéficie d’un lecture dans son intégralité de Féodor Atkine, suivi d’un entretien inédit avec l’auteur en un CD MP3 paru chez Audiolib.
«Milwaukee blues» de Louis-Philippe Dalembert paru aux Éditions Sabine Wespieser, 282 pages, 21 €
[(Première phrase « Milwaukee blues » : «Je n’aurais jamais dû composer ce foutu numéro…»)]
Qu’est-ce que construire un personnage ? Avec maestria, un sens du romanesque inné, un art du portrait et de la formule, Louis-Philippe Dalembert, écrivain de langue française né à Port-au-Prince et demeurant à Paris, où il poursuit une brillante carrière internationale en tant que professeur, s’empare de la question à chacun de ses livres. Avec «Milwaukee blues» dont le titre renvoie à une chanson de Charlie Poole, il franchit une étape supplémentaire dans l’excellence. Deux faits-divers tragiques s’y entrecroisent, et se répondent, brossant par ailleurs le portrait d’une Amérique violente et en partie raciste. Il y a d’abord le supplice d’Emmett Louis «Bobo» Till, un adolescent afro-américain né le 25 juillet 1941 à Chicago dans l’Illinois et mort le 28 août 1955 à Money dans le Mississippi, lynché et torturé à mort dans la région du delta du Mississippi aux États-Unis. Il y a ensuite le meurtre de George Floyd en mai 2020 qui a inspiré à l’auteur ce roman choral crépusculaire.
Mais c’est en romancier que Louis-Philippe Dalembert se déplace d’une histoire à l’autre et en assure la synthèse en évoquant le destin d’un autre Emmett, imaginaire celui-là, mais sorte de double des deux précédentes victimes. Il est ici en quelque sorte l’Arlésienne du récit, ou tout au moins celui dont on parle mais qu’on n’entendra jamais s’exprimer. Plusieurs voix s’exprimeront qui évoqueront le destin d’un gamin des ghettos noirs, passionné de football américain que son talent promettait à un riche avenir. Jusqu’à ce qu’un accident… Abandonné par son père, élevé dans la foi pentecôtiste par sa mère, c’est un être ordinaire que sa mort terrifiante a sorti du lot. Tour à tour défilent à la barre un épicier qui a appelé la police contre lui, et qui se trouve rongé de culpabilité (je vous laisse découvrir pourquoi), son institutrice blanche, bienveillante et apaisante, son coach sportif qui l’accueille comme un fils à un moment où le football américain aurait pu le sauver, une amie d’enfance, un pote dealer, Nancy, son ex-fiancée blanche, sans oublier le regard de Ma Robinson, une ex-gardienne de prison. Le tout sur fond de crise sociale d’une ville se désindustrialisant, où on verra que de boulots précaires en boulots précaires, Emmett sera aussi un victime sociale.
L’une des forces de ce roman, car c’en est un, admirable dans sa construction kaléidoscopique, est de ne pas perdre le lecteur en renseignements annexes concernant la vie des intervenants. On ne saura pas vraiment pourquoi Nancy a quitté l’homme qu’elle choyait, ni les parcours passés des uns et des autres. La puissance des voix nous touche, nous foudroie souvent, et on s’aperçoit qu’elles sont distinctes, identifiables une à une, et néanmoins complémentaires. Un tour de force narratif en fait, qui permet au récit de ne pas apparaître monolithique et qui surtout démontre que même si on se bat pour la plénitude d’un individu, rien n’est possible sans sa participation active à sa rédemption. Ce que la misère fait de nous, ce que le racisme déclenche dans une vie, et surtout aux États-Unis pays inapte à dépasser ses clivages, où persiste le souvenir de siècles d’esclavage, le poids du fatum et du déterminisme, autant de thèmes à la Steinbeck, Styron ou Toni Morison, voire Pat Conroy, qui sont ici présentés sans pathos, sans prêchi-prêcha, sans vulgarité ni clichés, et ce dans l’ombre tutélaire de René Depestre, ou James Balwin. Et c’est encore plus beau à la deuxième lecture. Vous avez dit chef d’oeuvre ?
«La plus secrète mémoire des hommes» de Mohamed Mbougar Sarr, paru chez Philippe Rey/Jimsaan -461 pages – 22 €
[(Première phrase de «La plus secrète mémoire des hommes» : « D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marche ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude…» )]
En 1968, Yambo Ouologuem, écrivain de langue française né au Mali en 1940 et décédé en 2017, obtenait le Prix Renaudot pour son roman « Le devoir de violence». Un texte incandescent devenu oeuvre-culte du continent africain qui relate les excès et les crimes, l’esclavage et la brutalité de l’Histoire. Brûlot en forme d’attaque contre l’impérialisme et le colonialisme, le livre fut accusé de plagiat du roman de Schwarz-Bart «Le dernier des justes », et d’avoir « copié » Graham Greene qui lui réclama des excuses. Blessé, il disparut de la scène littéraire avant d’être en quelque sorte réhabilité -le plagiat étant transformé en « emprunts » tout à fait assumé, des notes de l’auteur les signalant comme tels-.
Impressionné par «Le devoir de violence», et admiratif de Yambo Ouloguem, l’écrivain Mohamed Mbougar Sarr, né en 1990 au Sénégal et vivant en France, lui dédie son roman «La plus secrète mémoire des hommes», et s’inspire de son parcours pour construire un fabuleux récit en forme de poupées russes. Personnage enquêteur Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais, surgit ici pour évoquer sa découverte à Paris en 2018, d’un livre mythique paru en 1938 intitulé «Le labyrinthe de l’inhumain» et signé T.C. Elimane, qualifié de «Rimbaud nègre» et dont on a perdu la trace. Entre France, et Sénégal, avec halte en Argentine, Diégane se démène à chercher la vérité de cet «homme fait de tous les hommes qui les vaut tous et que vaut n’importe qui » devenu presque à son insu un monument des lettres, et une légende dont on constatera comme il se doit (Chateaubriand avait déjà décrit ce phénomène en parlant de Napoléon) que l’être fantasmé devient plus concret que l’être réel.
Nous sommes également en présence ici de jeunes auteurs africains qui se fréquentant à Paris boivent, discutent, membres de l’Oulipo, créateurs surréalistes, poètes baudelairiens ou proches de Bernard Dimey, qui tous, s’interrogent sur la création née de l’exil. Puissant, onirique, justement, émouvant, mystérieux, complexe dans sa structure et facile d’accès, exigeant du lecteur qu’il se fasse sa propre opinion sur les faits et les personnages, d’une force visuelle digne des grands récits épiques, «La plus secrète mémoire des hommes» brosse des portraits émouvants et sensuels. En priorité celui de Diégane, et ensuite ceux de deux femmes dont il s’est épris : la fugace photojournaliste Aïda, et la sulfureuse Marème Siga , « l’ange noir de la littérature sénégalaise » qui lui avait confié un exemplaire du livre introuvable. Eblouissante écrivaine, cousine d’Elimane, qu’elle n’ a jamais connu et qu’elle recherche, cette dernière aime aimer avec passion. Ses relations passionnées avec une poétesse haïtienne, qui fut l’amante d’Elimane donnent naissance à des pages aussi fiévreuses que les situations évoquées.
Évocation de la Shoah et du colonialisme, questionnement sur le face-à-face entre Afrique et Occident, ruptures de ton et jeux sur la chronologie, le récit s’apparente par moments à un grand roman sud-américain des années 1960-1980 tels que les concevaient Jorge Amado, Garcia Marquez, Vargas Llosa ou Fuentes. C’est dire que Mohamed Mbougar Sarr, un des grands favoris du Goncourt 2021 signe un hymne magistral à la langue française, à la littérature et au pouvoir intemporel des romans, des fables et des contes.
Et le gagnant sera…
Impossible à dire, tous peuvent décrocher le prix… mais la présence d’Angot et Chalandon montrent que les Goncourt peuvent couronner cette année un écrivain à l’œuvre déjà établie tandis que fidèles en leur amour de la francophonie les citations de Dalembert et Mbougar Saar évoquent la défense de romanciers plutôt en devenir de reconnaissance. C’est bien dans l’idée du Goncourt ça !
Jean-Rémi BARLAND
Signaler un contenu ou un message illicite sur le site