Publié le 16 mars 2021 à 21h11 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 15h31
On songe en lisant les deux romans de Simon Berger à Huysmans, Bernanos, Julien Green, Paul Claudel, Julien Gracq, et à tous les écrivains spiritualistes qui ont placé les questions de l’éducation, de la transmission, du pardon, de la dette et de la grâce au centre de leur réflexion artistique. Après « Laisse aller ton serviteur » qui prenait la figure de Bach comme point central de la narration, voilà « Jacob » qui met en scène un jeune vannier, un Bohémien, un Yéniche né dans une famille où l’on ne voyage plus. Une famille installée en Auvergne, dans une roulotte, et dont on suit l’évolution.
Comment s’élever intellectuellement ? Comment transmettre son savoir ? Jacob Weiss l’apprendra, sans l’avoir vraiment désiré, et par moment dans une certaine forme de sidération. Portrait d’un enfant, qui par sa naissance le 22 mars 1924 abolira la solitude de son frère, «Jacob», écrit à la deuxième personne s’apparente à un Kaddish, et possède toutes les caractéristiques du chef d’oeuvre. Rencontre avec un jeune écrivain surdoué né en 1997, auteur d’un roman touché par la grâce, qui en 130 pages à peine, dit tout des tremblements de l’âme humaine. Entretien
Destimed: Quel est votre parcours? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’être écrivain ? Quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?
Simon Berger: Je suis né à Clermont-Ferrand, où j’ai étudié jusqu’à mon entrée à l’École Normale Supérieure, d’un père éducateur et ébéniste et d’une mère professeur de lettres. J’ai vraiment grandi au milieu des livres et, ce qui est plus important encore, j’ai entendu toute mon enfance qu’il fallait lire. Et ce n’est pas de mauvaise grâce que j’ai obtempéré ! Très vite, fasciné sans doute par le pouvoir des mots, et par l’envie de maîtriser cet outil inépuisable qu’est le langage, j’ai voulu écrire… De là à dire que je suis un « écrivain », c’est peut-être un peu fort. Je veux et j’aime écrire, ce n’est déjà pas mal.
La conscience du génie indépassable des écrivains que j’admire, et de tout ce que, comme lecteur, je leur dois, m’empêche de prétendre partager avec eux cette «profession», alors même que j’ai toujours rêvé de partager les mêmes étagères… L’orgueil a parfois de ces pudeurs ! Quant à donner leurs noms, c’est toujours une question difficile : on a peur d’en oublier, ou d’exalter trop vite des auteurs qu’on ne place pas si haut qu’on veut bien le dire ; et le résultat donne une liste qui compose généralement une personnalité de lecteur un peu mosaïque et bizarre… Mais disons que Giraudoux m’a ouvert à la puissance d’expression de la langue, Racine à sa puissance formelle, Albert Cohen et Elizabeth Smart m’ont découvert son souffle biblique, Céline et Flaubert sa musique, Giono son énergie, sans parler, pour le chrétien que je suis, de l’épiphanie qu’a constituée la lecture de Bernanos et de Péguy… Quant aux vivants, je place très haut Quignard et Jacques Réda -ce sont les deux noms qui me viennent immédiatement… Mais il y a quelque chose d’étrange, et peut-être de pédant, dans cette kyrielle de noms, superficielle et même pas exhaustive… Je vois par exemple que je n’ai rien dit de la Bible, pourtant œuvre tout entière à la gloire de la parole.
Vous avez consacré à Bach un premier roman intitulé «Laisse aller ton serviteur». Que représente ce compositeur pour vous ? Peut-on ajouter que la musique a une grande importance dans votre vie, et partagez-vous l’idée selon laquelle votre écriture justement est en forme de sonate ?
La musique est cruciale dans ma vie et, si j’étais un peu grandiloquent, je dirais qu’elle est toute ma vie. Je n’ai pas précisé que j’ai étudié pendant douze ans au Conservatoire de Clermont – j’y ai rencontré peut-être ce qui m’a plus marqué encore que la littérature : l’évidence de la musique. Bach synthétise en lui les tendances les plus fondamentales de la musique, c’est-à-dire son formalisme et son expressivité. Il y a chez Bach un travail acharné vers la simplicité en même temps qu’une recherche du raffinement le plus intellectuel ; mais cette recherche n’a jamais rien d’ostentatoire, les fugues les plus exorbitantes sont données à entendre avec un naturel désarmant. En cela, Bach est un classique -presque un Racine de la musique.
Or, la littérature peut, doit se faire musique, pas seulement dans les cases réservées de l’écriture labellisée «poésie». Il y a une écriture pour la lecture silencieuse, intériorisée, cérébrale, un peu raisonneuse parfois, ou qui tourne autour de la langue pour parvenir à se faire comprendre. Et une écriture pour l’oreille, bruyante, bruissante, sonore, musicale, qui cherche le mot juste d’emblée, et joue avec le rythme. Comme lecteur, j’aime mieux cette seconde manière, quoiqu’elle ne soit pas a priori supérieure à la première. Évidemment, j’aimerais écrire selon cette seconde manière, pour l’oreille. Forme-sonate, je ne sais pas ; mais forme, oui, à coup sûr : il y a une jouissance, une jubilation dans le pur travail de la forme qui m’enchante. Après tout, oui, pourquoi pas forme-sonate : il y a là-dedans de nombreuses redites, répétitions (quand on parle de Péguy !), un incessant retravail des mêmes structures, que chaque fois l’on reprend, retouche, raffine, qui représente pour moi un idéal de style vers lequel j’aimerais pouvoir tendre.
Votre roman «Jacob» est écrit à la deuxième personne du singulier. Pourquoi ce type de narration, et surtout avez-vous le sentiment que le lecteur peut recevoir votre récit comme s’il écoutait un Kaddish ?
Il paraît qu’un certain Michel Butor aurait eu avant moi l’idée du récit à la deuxième personne, et que, au passage, il aurait écrit avec cette idée un des plus grands romans du XXe siècle… Plus sérieusement, Butor a fait un travail époustouflant avec la deuxième personne, et il n’est pas question de prétendre jouer dans la même cour. Le tu s’est imposé pour moi dans la mesure où la rencontre avec la photographie de Jacob (la vraie photographie, celle qui a inspiré le livre) convoque déjà Jacob comme interlocuteur : un portrait, un visage, c’est déjà une exigence, l’exigence d’une reconnaissance comme personne, comme sujet (et peut-être comme « objet » littéraire) du discours.
Je ne veux pas que ce « tu » soit étouffant, c’est-à-dire qu’il empêche le lecteur de rentrer de plain-pied dans une histoire dont il se sentirait d’emblée exclu, dont il se dirait qu’elle ne le concerne pas. Mais ce jeu avec la deuxième personne permet aussi de constituer l’interlocuteur en objet du discours : Butor a merveilleusement montré que la deuxième personne oblige, que la déclaration est déjà toute entière suggestion, ordre. Dans le « tu » tout est intimité en même temps qu’intimation. Le processus d’objectivation d’un « sujet » historique en objet littéraire est mis à nu. En cela, c’est un discours au mort et sur le mort : « je » peux bien faire ce que « je » veux de « toi », puisque tu es mort et que « tu » m’appartiens. Mais en même temps, il y a une sincérité là-dedans : le « je » du narrateur essaie de retrouver la vie intime de ce « tu », de lui insuffler une vie nouvelle. Ce pourrait donc bien être un kaddish, en effet, dans la convocation incessante du souffle de Dieu -qui est le Dieu des vivants.
Pourquoi ce livre ? En quoi le monde des Bohémiens vous fascine-t-il ?
Ce livre est né d’une découverte, évoquée en demi-teinte, celle de la photographie d’un jeune vannier ambulant, au cours de recherches aux Archives du Puy-de-Dôme. Il se trouve que j’ai des origines « bohémiennes » (Berger n’est pas un nom rare chez les voyageurs), et qu’à la faveur de recherches sur ma propre famille je suis donc tombé sur cette photo. Je ne peux ni ne veux la montrer, mais elle nous met vraiment en présence d’un visage, d’une Face, d’une vie qui s’est vécue. Il n’était pas possible, comme je le dis d’ailleurs au moment de la décrire, de ne pas écrire un livre pour cette photo.
Le thème de la mémoire et celui de la transmission semblent inscrits dans vos deux romans ? Qu’en est-il exactement ?
Ce sont très certainement mes marottes ! L’écriture (surtout au passé) ne peut que faire mémoire, elle n’est que cela ; foncièrement même c’est peut-être un art éminemment funéraire. Couplée à la notion de transmission, la notion de mémoire se transforme en la conscience d’une dette : nous devons quelque chose à quelqu’un, à quelques-uns. Notre présence est un serment avec le passé. Ce n’est pas un hasard si j’ai trouvé la photo de Jacob au cours de recherches généalogiques : le vertige généalogique est celui d’une infinité de dettes. Il y a une communauté des vivants entre eux, et elle ne peut pas se passer de la communauté des vivants avec les morts. Sans préjuger de ce qu’il sera retenu de nous, et sans d’ailleurs faire de notre vie un deuil permanent, nous devons simplement savoir ce que nous devons, et à qui. Nous devons au moins ça aux morts.
Jacob brille par son économie de moyens qui tranche avec l’ampleur du sujet. Avez-vous beaucoup élagué votre texte d’origine ?
Je n’ai rien élagué, et heureusement : il ne resterait qu’un post-it ! Ce que vous avez la gentillesse d’appeler mon économie de moyens, je l’appellerais plutôt mon incapacité de dépasser les cent trente pages. Mais après tout, on n’est jamais tenu de faire un pavé. Avant de me mettre à écrire, je fais un plan assez strict, et je m’y tiens. J’aime bien les récits qui, comme la tragédie classique, se concentrent sur un seul fil, sur une seule trame, comme une épure. Enfin, je dis : « j’aime bien »… j’aime bien sans doute parce que je serais incapable de faire autre chose !
N’est-ce pas aussi un livre sur le pardon ?
Après la dette, le pardon -tout ça va ensemble, non ? Vous voulez sans doute me faire dire que le chrétien que je suis est obsédé par la grâce ? Vous auriez raison… Même si je dois dire que, dans Jacob, globalement, ça ne pardonne pas. On ne sort de la vallée de larmes qu’à un certain prix, et même le pardon suppose un effort, non pas surhumain, mais vers le plus qu’humain. Jacob est sans doute plus assuré du pardon de Dieu que du pardon de sa famille…
De quoi parlera votre prochain roman ?
Peut-être de la mémoire et du pardon ?
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND
«Jacob» de Simon Berger aux Éditions Gallimard, 129 pages, 13,50 €