Publié le 5 juillet 2021 à 20h31 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 19h19
Entre «Combattimento, La Théorie du cygne noir », « Innocence » et «L’Apocalypse Arabe», c’est un grand écart musical que nous proposait de faire le Festival d’Aix-en-Provence au cours d’un week-end placé sous le signe de la création. Week-end dominé par un exceptionnel temps fort avec «Innocence» de Kaija Saariaho. Retour sur deux journées particulières…
« Innocence » au paroxysme de l’émotion
Alors qu’il dirigeait le Festival d’Aix-en-Provence, il y a neuf ans, Bernard Foccroule qui avait commandé un opéra à George Benjamin assistait à la naissance d’un chef d’œuvre, «Written on skin». Samedi soir, avec «Innocence» de Kaija Saariaho, la même chose est arrivée à Pierre Audi, l’actuel directeur de la manifestation. L’œuvre est entrée au répertoire dès sa création. «Innocence», c’est un faits-divers qui ressurgit à l’occasion d’une noce. Dix ans auparavant, une tuerie avait lieu dans un lycée international ; bilan : dix morts dont un enseignant.
Et aujourd’hui c’est Tuomas, le frère du meurtrier qui vient de sortir de prison après avoir purgé sa peine, qui se marie à Stela, une orpheline roumaine qui ignore tout du massacre. Mais il y a peu de monde au mariage, la famille étant toujours intimement associée au drame. Et la serveuse du restaurant où se déroule le repas festif n’est autre que Tereza, la mère d’une lycéenne morte dans la tuerie, qui n’a toujours pas fait son deuil. Elle va faire en sorte que la jeune épouse apprenne la vérité.
Le livret de Sofi Oksanen est construit comme un thriller qui, entre restaurant et salles de cours anime les vivants, les rescapés et les morts. De façon quasi clinique, les sentiments des uns et des autres sont disséqués, tout comme le mécanisme de la tuerie, et l’on découvre au fil de l’action, le malheur des uns, les traumatismes des autres, les mobiles cachés… Un livret servi par une mise en scène exceptionnelle qui permet à Simon Stone, après avoir essuyé une bronca mémorable, la veille, pour sa mise en scène de «Tristan et Isolde», d’être gratifié par un public conquis. Il installe un crescendo émotionnel dans un décor des plus intelligents et dirige ses acteurs avec rigueur. De la belle ouvrage.
La partition de Kaija Saariaho, construite sur des bases sombres, est captivante. Il y a une oppression latente, mais aussi une capacité à libérer les sentiments : la douleur de Tereza (immense Magdalena Kozena) tire les larmes, l’amour et l’incompréhension de la mère (idéale Sandrine Piau) , la culpabilité du père (Tuomas Pursio), la détresse d’une enseignante survivante (Lucy Shelton), la juvénilité, mais aussi la froideur sentimentale, du fantôme de Markéta (étonnante Vilma Jää).
Une partition haletante et puissante qui emprisonne et accompagne l’auditeur du début à la fin et qui bénéficie d’une lecture sensible et des plus intelligentes de la cheffe Susanna Mälkki à la tête des Instrumentistes du LSO, dont on connaît la qualité et la rigueur, et du chœur de chambre d’Estonie. Un immense moment de musique. Une création qui fera date.
L’envol du cygne noir
Au théâtre du jeu de Paume, Pierre Audi avait convié Sébastien Daucé et le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz, à mettre en place un spectacle autour de lamentations, madrigaux et autres airs et pièces instrumentales de Buonamente, Monteverdi, Massaino, Cavalli, Carissimi, Merula et Rossi.
Ainsi est née «Combattimento, la théorie du cygne noir» un petit bijou confectionné dans cet écrin qu’est le théâtre à l’italienne de la petite rue de l’Opéra à Aix-en-Provence. Tout débute avec Monteverdi et ce combat entre Tancrède et Clorinde, où le premier tue cette femme qu’il aime plongeant ainsi dans un total désespoir. La suite du spectacle se prolonge autour du thème de l’alpha et de l’oméga, de la vie et de la mort, mais aussi cette capacité qu’à l’homme à construire puis à détruire ce qu’il a créé. Ainsi cette maquette de ville qui prend forme sur scène à la manière du jeu vidéo Forge of empires sera détruite par un une bombe atomique. Et l’on ne peut s’empêcher de penser à l’excellente série «Chernobyl» diffusée il y a peu à la télévision… Homo homini lupus ! Un spectacle de belle densité parfaitement servi par l’Ensemble Correspondances qui accompagne une troupe de solistes aguerris : Valerio Contaldo, Julie Roset, Etienne Bazola, Nicolas Brooymans, Caroline Weynants, Antoni Rondepierre, Blandine de Sansal et Lucile Richardot dont la voix de mezzo est tout à fait fascinante.
Apocalypse now
C’est au cœur de la grande halle du parc des ateliers de la Fondation Luma à Arles qu’était créé, ce dimanche 4 juillet au soir, «L’apocalypse Arabe». Une pièce de théâtre musical, en forme d’oratorio, composée par Samir Odeh-Tamimi et mis en espace par Pierre Audi sur un livret adapté du texte d’Etel Adman, la poète et essayiste libano-américaine.
Elle a construit cette apocalypse à partir de toutes les catastrophes, tragédies, guerres vécues par le monde arabe et qui vont bien au-delà des frontières moyen-orientales. «Le Liban devient le prototype du monde vers lequel nous allons», écrit Etel Adnan. Son Apocalypse Arabe trouve ses racines dans le chaos dont est victime Beyrouth depuis tant d’années. Un soleil noir destructeur sème misère et mort, haine et violence, détruisant le monde jusqu’à son extinction finale ; «alors la matière-esprit deviendra la NUIT /dans la nuit nous trouverons le savoir l’amour et la paix.» Pour accompagner la puissance du texte, Samir Odeh-Tamimi a composé une partition agressive et violente, en adéquation parfaite avec les lumières et les déplacements mis en place par Pierre Audi et Urs Schönebaum. Sous la direction de Han Volkov, ce sont les musiciens de l’Ensemble Modern qui œuvrent et accompagnent les déclamations du chœur et du témoin, Thomas Oliemans, qui livre ici une grande performance.
Michel EGEA
[(«Innocence» au Grand Théâtre de Provence (20 heures) représentations les 6, 10 et 12 juillet. Retransmis en direct le 10 juillet sur Arte concert et en différé le 11 juillet à 20 heures sur France Musique «Combattimento, la théorie du cygne noir » au Théâtre du Jeu de Paume (20 heures) représentations les 7, 9, 10, 14, 16 et 18 juillet. Retransmis en direct le 7 juillet à 20 heures sur France Musique.
Plus d’info : festival-aix.com)]