Ils ne sont plus que quatre à prétendre obtenir le Prix Goncourt 2023. Quatre livres d’une densité inouïe, qui portent au firmament les couleurs de la littérature française. Avec deux ultra-favoris à savoir Eric Reinhardt et Jean-Baptiste Andréa. A moins que Neige Sinno ne s’impose avec son premier roman sidérant intitulé « Triste Tigre » En tout cas tout reste ouvert ! On notera la qualité de cette sélection hors normes qui prend tous les risques. Allons y voir de plus près.
«Veiller sur elle» de Jean-Baptiste Andrea paru chez L’Iconoclaste
Voilà un livre monde qui évoque l’Histoire de l’Italie de la première moitié du XXe siècle avec plongée dans Rome « la ville des premières fois » pour le narrateur, « l’élection le 2 mars 1939 d’Eugenio Pacelli au rang de pape sous le nom de Pie XII. Sans oublier l’engagement militaire du poète Gabriele D’Annunzio menant la 87e escadrille, la Serenissima jusqu’à Vienne lors d’un vol jugé impossible, de plus de mille kilomètres, de sept heures-dix qui en 1918 avait pris de court les Autrichiens, puisqu’au lieu de bombarder la ville on avait lâché des tracts incitant ses habitants à capituler. La pendaison par les pieds de Mussolini, la traversée de Savone ayant offert deux papes à l’Italie, Sixte IV et Jules II, tout ce que le pays compte de personnalités publiques influentes..» l’auteur n’oublie rien ni personne. Un livre fleuve où coule la passion dévorante de Michelangelo Vitaliani, surnommé Mimo, un petit «Rital » né en France en 1904 et qui ne découvrit son pays qu’en octobre 1916, en compagnie d’un ivrogne et d’un papillon, pour la belle Viola Orsini. Le roman d’amour d’un ver de terre amoureux d’une étoile, Mimo, le pauvre et Viola, la riche héritière d’une famille prestigieuse, ayant passé son enfance à l’ombre d’un palais génois, s’unissant autour du désir de s’envoler, au sens propre du terme pour la jeune fille et s’élever socialement pour ce garçon apprenti aux mains d’or, tristement exploité chez un sculpteur.
Il y a tout cela et plus encore dans « Veiller sur elle » le plus beau livre de Jean-Baptiste Andréa. Un livre puissant dont on ajoutera que saga familiale rappelant « Le guépard » l’unique roman de l’écrivain et aristocrate italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa paru en 1958 à titre posthume, il est habité par la grâce et nourrit ses multiples intrigues d’un style poétique, flamboyant, faisant apparaître l’humanité des sans-grades et l’arrogance des puissants. Il y a par exemple un peu du Thénardier de Victor Hugo dans l’attitude du sculpteur fort médiocre Zio Alberto envers son apprenti Mimo. C’est aussi un roman social et poétique, fixant son intrigue principale sur deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer. « Veiller sur elle » présente par petites touches, comme des tableaux en fait, la vérité bouleversante de ses personnages. Viola, enfermée dans son corps alors qu’elle rêve d’anticonformisme, surnommée « la femme ourse », (je vous laisse découvrir pourquoi), aimant s’allonger sur les tombes des cimetières, funambule « en équilibre sur une frontière trouble tracée entre deux mondes » certains dirent entre la raison et la folie, nous émeut par sa fragilité et la puissance de sa volonté. Mimo dont on fait la connaissance au seuil de sa vie en 1986 dans une abbaye piémontaise où il vit reclus depuis une quarantaine d’années sans avoir prononcé ses vœux, se remémore en fait sa relation quasi fusionnelle avec Viola et l’histoire de son chef d’oeuvre : une mystérieuse statue, troublant ceux qui la voyaient, à tel point que le Vatican a décidé de la soustraire à la vue de tous. Bousculant la chronologie, se faisant tour manuel esthétique, réflexion politique sur le pouvoir, et la lutte des classes fait de dialogues percutants et de descriptions panthéistes montrant dans quels univers se déploient les hommes et les femmes peuplant le récit, « Veiller sur elle » possède une structure elle aussi originale. Sa particularité est de donner la parole à un narrateur unique et omniscient qui nous nous fait découvrir son existence et celle de ses proches par son seul point de vue. De cette approche stendhalienne naît aussi la magie de ce roman ample, généreux, inoubliable à ranger du côté du « Soleil des Scorta » de Laurent Gaudé.
«Humus» de Gaspard Koenig paru chez L’Observatoire
Faire du lombric appelé aussi ver de terre le personnage phare d’un roman ce n’était, à ma connaissance, pas encore arrivé en littérature. Gaspard Koenig s’y est employé dans «Humus» avec une jubilation évidente, une connaissance scientifique sans failles, et une fantaisie narrative hors du commun. Fort de ses 400 pages tonitruantes où il se passe sans cesse quelque chose ce thriller scientifique est un régal aussi bien sur le fond que dans la forme.
Partant du constat que le grand Charles Darwin estimait que notre lombric est l’animal le plus important de l’évolution naturelle, car sans lui tout s’écroule, Gaspard Koenig, philosophe qui sait cultiver son jardin au sens propre comme au figuré, s’est attelé en entretenant son potager (le lieu déclencheur de l’histoire) à tout savoir de cet animal fascinant qui décompose les matières organiques en éléments biogènes qui pourront alimenter les plantes. « On estime, fait-il dire à un scientifique intervenant dans son livre, que les lombrics avalent et rejettent chaque année trois cents tonnes à l’hectare.» De quoi faire de leur existence une épopée en cinémascope portée par deux personnages incroyables, deux étudiants sortes de Bouvard et Pécuchet du compost que nous allons suivre au travers de leurs destins croisés eux aussi hors normes : Arthur enfant de la bourgeoisie qui tentera de régénérer le champ familial ruiné par les pesticides, et Kevin, fils d’ouvriers agricoles lançant une start-up de vermicompostage.
Rangé dans les « bisexuels », ce dernier qui se régale des corps, préfère se définir comme «pan», c’est à dire pansexuel, ne se sentant ni gay, ni bi, ni trans, ni queer, ni intersexe,ni asexué. Sa sexualité rejoignant donc celle du lombric dont on nous fait découvrir ici les mœurs et coutumes en des pages souvent drôles et surtout elles aussi très scientifiques
Structurant son récit autour de deux narrations très stendhaliennes où comme avec Del Dongo dans la bataille ouvrant « La Chartreuse de Parme » on s’apercevra que nos deux héros sont fort peu héros au moment où on les découvre Gaspard Koenig fait tout ressentir au lecteur par le seul point de vue des personnages. Arthur qui aime lui les femmes et qui devra son parcours à l’une d’entre-elles apparaissant comme le complément inversé et complémentaire de Kevin. Émouvante histoire d’amitié, et désopilant plaidoyer écologique, qui nous fait voyager du bocage normand à la Silicon Valley, des cellules anarchistes aux salons ministériels « Humus » et un livre de notre temps nourri d’un classicisme d’écriture inventif. Dans cette histoire qui pourrait s’appeler « En vers et contre tous », ou « De terre et d’hommes » l’auteur parle de la mobilité sociale et fustige le mépris de classe, avec un mélange de burlesque et de gravité. Et les lombrics qui ont trouvé leur avocat littéraire vous saluent bien !
«Sarah, Susanne et l’écrivain» d’Éric Reinhardt paru chez Gallimard
S’il y a un sujet pratiquement jamais abordé dans la littérature française c’est le rapport à l’argent entretenu au sein d’un couple. Par le biais de l’héroïne centrale de son roman « Sarah, Susanne et l’écrivain » Eric Reinhardt s’emploie à en analyser les effets, et à en disséquer les conséquences. Au centre d’un kaléidoscope de personnages rêvant d’émancipation existentielle on trouve Sarah, architecte de formation âgée de quarante-quatre ans. Mariée, depuis vingt-et-un ans, mère de deux enfants ans de 21 et 17 ans, vivant en Bretagne, elle élabore des sculptures dans sa propriété. Tout va bien. Son mari est gentil, mais elle n’est pas pleinement heureuse. Ce dernier ayant pris l’habitude de s’isoler dans un ancien bûcher pour faire de la musique, et fumer des joints elle se sent de plus en plus seule.
Un jour, elle découvre par hasard chez son notaire que son mari détient 75 % de la maison et elle seulement 25 % alors qu’elle injecte dans la vie quotidienne tous ses revenus. Chamboulée par cette découverte elle décide d’administrer à son mari un électrochoc en louant une petite maison lugubre et lui dit qu’elle s’y installera pour deux mois. Conséquence immédiate, celui-ci ne répond plus au téléphone, et rompt tout contact. C’est principalement l’argent donc qui aura eu raison du couple. Mais pas que… Ce roman Eric Reinhardt explique l’avoir écrit à la suite d’un mail reçu d’une lectrice après qu’elle ait lu son roman «La chambre des époux». Bouleversé par les confidences de cette femme il sut d’emblée qu’il en ferait le sujet de son nouveau livre. Et qu’il lui donnerait la parole dans une écriture à la première personne. Sarah dans le roman s’appelle Susanne, et c’est un écrivain qui raconte tout cela. « Mon roman, explique-t-il, est le récit d’une femme qui se déplace et qui cherche à être au bon endroit. Sarah en Bretagne, Susanne à Dijon se confrontent à la dureté du réel et décident de se relever après la chute.» On songe entre autres au film de Buñuel «Cet obscur objet du désir» dont le personnage féminin principal est joué par deux comédiennes. Ambitieux, offrant des scènes puissantes, structuré avec subtilité, voilà un roman qui est aussi un hymne à la littérature et à la manière de créer un personnage plus vrai que nature.
« Triste tigre» de Neige Sinno paru chez P.O.L
L’écrivaine raconte ici sa « petite tombe« , celle qu’elle traîne depuis l’enfance, lorsque son beau-père a commencé à abuser d’elle. Elle raconte l’inceste, mais ne se limite pas au genre du récit. Témoignage, monologue intérieur, adresse, dialogue avec son lecteur et avec la littérature, essai : le livre est l’invention d’une nouvelle forme, à la croisée des genres. L’autrice raconte le dédoublement salvateur que lui permet l’écriture : « J’avais aussi en moi le « Je » qui n’était pas le « Je » de ma vie, mais de ma lecture. Utiliser ces deux « Je », savoir que lorsque j’étais coincée et que je n’étais pas bien à raconter mon histoire, je pouvais passer à l’autre, qui est celle qui lit et qui s’efface un peu plus, m’a permis de créer un rythme qui me laisse choisir à quel moment je parle de l’horreur ou du chagrin, et à quel moment je peux prendre une petite distance élégante.»
Le Goncourt des lycéens
Quant au Goncourt des Lycéens, on se risquera à faire le pronostic, il se jouera entre Neige Sinno et Mokhtar Amoudi pour son premier roman intitulé « Les conditions idéales ».
Ce premier roman de Mokhtar Amoudi, c’est « La guerre des boutons » des banlieues qui s’invite chez « Candide » de Voltaire. Largement autobiographique « Les conditions idéales » serre d’emblée la gorge. Il met en scène les déambulations du petit Skander, un garçon curieux de tout, pour qui la lecture sera un moyen de s’évader, de se cultiver et de s’extraire de sa condition de défavorisé. Placé à l’Aide sociale à l’enfance dès son plus jeune âge, il pense pouvoir trouver un équilibre mais voilà que le destin s’acharne. Il est arraché d’un endroit où il se sentait bien. Pour atterrir chez la redoutable Madame Khadija. La manière dont Mokhtar Amoudi évoque la séparation d’avec l’émouvante Delphine en dit long sur la douceur compassionnelle avec laquelle l’auteur décrit les situations les plus dures. « A la rentrée, j’avais déménagé de chez Delphine, on s’était tous dit au revoir, très rapidement, pour ne pas ajouter du chagrin à la douleur. » La plongée dans un collège dur de chez cruel ne le laissera pourtant pas impuissant. Entraîné malgré lui par les jeunes du Grand Quartier, qui abolissent sa boussole morale, le voilà aux prises avec les impitoyables règles de la rue. Trafics, malversations, intimidations, interventions de la PJ c’est dans Balzac qu’il trouvera matière à ses songes d’élévation sociale.
Intelligent, cultivé, mais demeurant à hauteur de ses personnages, s’abstenant de tout raccourcis sommaires, et de jugements à l’emporte-pièce et autres clichés, l’écrivain se place volontairement du côté de « La vie devant soi » d’Emile Ajar/Romain Gary. Expliquer ce qu’est un enfant des cités n’est pas chose aisée. Mais tout s’enchaîne avec panache et harmonie. L’humour burlesque éclate comme arme de résistance massive, et au regard du fait que Mokhtar Amoudi est devenu écrivain en se disant qu’il n’écrirait jamais uniquement pour lui mais pour les humains ses frères, cela donne un roman puissant et généreux. Humilité, modestie, mais plume déterminée, lyrique par moments, et d’un réalisme noir lorsqu’il s’agit de décrire les agissements d’enfants perdus, Mokhtar Amoudi affirme volontiers qu’il n’est pas homme de lettres, mais homme de livres. Comprendre les difficultés sociaux-économiques des gens frappés par la misère, voilà une des ambitions premières de l’auteur. Garçon d’école dont la famille c’est l’école,
Skander a pour seul véritable ami… son dictionnaire. De la difficulté de s’aimer et donc d’aimer, l’auteur en tire une fable puissante sur la nécessité absolue de se transcender pour réussir, tant il est vrai que « partir, c’est difficile, c’est mourir qui est plus simple. » Bac en poche, études universitaires le destin de Skander réchauffe le coeur. Un premier roman limpide et généreux, optimiste mais pas de manière benoîtement niaise par lequel s’impose un écrivain qui fait entendre une voix à contre-courant de tout défaitisme et de toute sinistrose politique.
Sinno ou Amoudi…. deux écrivains en tout cas qui signent un premier roman très très prisé des jeunes lecteurs.
Jean-Rémi BARLAND