On parle beaucoup en Tunisie. Les débats politiques rythment nos journées, polluent nos rêves et perturbent notre appréciation du temps comme de l’espace. La valse des mots nous entraine dans sa folle cadence ; nous sommes comme anesthésiés, réduits à n’être plus que les infatigables récepteurs de discours sans cesse ressassés. Un désir compulsif d’en savoir toujours plus nous fige devant nos écrans. Depuis trois ans, nous sommes tenus en haleine par le feuilleton politique, par des coups de théâtre savamment construits et par l’attente d’un improbable dénouement.
Le temps passe et nous emporte dans ses circonvolutions, nous empêchant de marquer la pause qui nous permettra de nous dresser contre la mort programmée de l’institution scolaire républicaine et l’embrigadement des enfants. Dans les écoles coraniques rénovées, on leur enseigne la haine de l’autre et le mépris des femmes, le culte de la virilité et de la violence, le rejet de l’histoire nationale, la honte d’être libres et les péchés capitaux: aimer, rire, créer, penser et douter.
Tandis que les associations caritatives et les écoles religieuses et bon nombre de prédicateurs, ministres et cadres de l’administration poursuivent insidieusement mais sûrement leur travail d’endoctrinement et de remodelage de la société tunisienne, nous observons, ironiques mais sourds à notre faiblesse, la chevauchée fantastique de l’intégrisme religieux, heureux de relever ses dérapages, l’ignorance et l’incompétence de ses représentants, l’inélégance de ses militants ; soucieux de contrecarrer son avancée par nos marches massives, nos cris de révolte, nos slogans, nos pancartes, sûrs de nous-mêmes, de notre histoire et de nos institutions, de nos jeunes et de nos femmes.
« Les femmes sauveront le pays », répète-t-on à l’envi. Oui, sans doute, mais il est possible d’ajouter que les femmes ont aussi le pouvoir d’anéantir le pays quand, renonçant à leurs droits, à leur liberté et leur dignité, elles ne sont plus qu’un corps voilé dont on use et abuse. Les islamistes le savent. Leurs discours misogynes et parfois obscènes révèlent que l’enjeu est de taille. Cacher les femmes, c’est tenir un pays sous tutelle.
Les Nahdhaouis ne nous craignent pas : ni les grandes manifestations populaires dans la capitale ou à l’intérieur du pays, ni la répression de la marche du 9 avril 2012, ni l’attaque de l’ambassade des USA, en septembre 2012, ni la violente répression des jeunes contestataires de Siliana, en novembre 2012, ni les assassinats de Lotfi Nagdh, de Chokri Bélaïd, de Mohamed Brahmi, de Mohamed El-Mufti, des soldats au mont Châambi n’ont suffi à amoindrir leur arrogance de vainqueurs du scrutin du 23 octobre 2012.
Leur surprenante résistance tient tant à leur psychologie qu’à l’assise sociale et aux liens politiques qu’ils se sont appliqués à constituer. Convaincus qu’ils sont les élus de Dieu et que leur endurance les conduira tôt ou tard vers la gloire terrestre et éternelle, ils ne craignent ni la souffrance, ni les brimades. Que peut-il leur arriver qu’ils n’aient déjà vécu ? Ne sont-ils pas déjà morts et ressuscités ?
Les Nahdhaouis nous échappent. Comment pourrions-nous les comprendre et comment pourraient-ils nous comprendre quand notre appréciation de l’espace et du temps diffère. Si leur idéologie les projettent dans un passé révolu, elle les conduit aussi à l’étendre, à en effacer les contours temporels et à l’universaliser en adoptant les moyens que leur offrent la science et les progrès techniques et technologiques. Qu’est la Tunisie pour eux ? Rien. C’’est juste une petite parcelle d’un monde corrompu qui, tout comme les autres pays du monde, doit mourir pour ressusciter débarrassée des mécréants et des impies, artistes, intellectuels, journalistes et touristes.
Le terrorisme, la crise économique, la détérioration des villes ne les inquiètent pas, la culture de la mort constitue au contraire, à leur sens, les conditions nécessaires à l’émergence d’un homme nouveau. Le dépérissement du pays n’est pas accidentel, il est sciemment programmé et s’inscrit dans le projet islamiste international qui comporte deux temps : La destruction systématique et, simultanément, la formation des jeunes, puis la construction du califat.
Que leur importe que le pays tout entier croule sous les ordures, que les trottoirs de la ville soient squattés par les marchands ambulants et les cafetiers, que l’irrespect des lois soit devenu une règle de conduite, que l’absentéisme des fonctionnaires soit considéré comme un droit, que les malades agressent les médecins et les élèves les professeurs, que le vol et la corruption soient érigés en système, que leur importe en effet la misère matérielle, morale, la mort du civisme et de la citoyenneté, l’essentiel n’est-il pas pour eux de parvenir à créer l’anarchie, à détruire les repères sociaux et à contraindre un peuple enfin fragilisé et désabusé à accepter la théocratie, ses cadres et son idéologie.
Cette politique de mise à mort de la Tunisie s’accompagne d’un travail visant à inculquer aux jeunes l’idée qu’ils sont élus par Dieu pour un destin exceptionnel et que leur vie, ici-bas, n’est qu’une étape obligée dans le parcours initiatique qui doit les conduire au paradis. Missionnaires de Dieu, ils sont investis du rôle de réformer les hommes, en particulier les mauvais musulmans, par la prédication ou par la force. C’est ainsi que de jeunes tunisiens, garçons et filles, adolescents pour la plupart, ont choisi respectivement de sacrifier leur corps, dans le djihad ou dans le commerce du sexe.
Notre pays agonise, mettons fin à notre logorrhée, que nous appelons abusivement liberté d’expression, et veillons à sauver nos enfants, nos villes et nos campagnes, nos institutions scolaires et notre administration en cessant de nous entredéchirer et de nous méfier les uns des autres.
L’heure n’est plus à la guerre des chefs. Les discordes de nos responsables politiques démocrates d’autant plus stériles qu’elles contribuent à la démobilisation populaire, au désenchantement et à la morosité des Tunisiens et qu’elle sert, par conséquent, le parti islamiste et ses alliés.
Nos divergences ont offert le pouvoir aux Nahdhaouis, le 23 octobre 2011 ; nos dissensions ne feront que leur donner la force et la vigueur qui leur permettra d’achever le travail d’anéantissement de notre pays et de poser les fondements du califat dont ils rêvent.
*Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi Agrégée et docteur en Lettres et Civilisation françaises