Le mercredi 7 janvier nous avons tous été frappés de stupeur. La France a semblé se figer un instant dans l’horreur avant de s’embraser, en un souffle, dans un élan collectif de solidarité. Partout dans les villes les anonymes ont quitté leurs maisons pour se rassembler et partager cet intense moment de douleur fédératrice. Au milieu des foules les mains se sont levées, brandissant d’abord des stylos puis des pancartes sur lesquelles était écrite une seule et même phrase : nous sommes Charlie. Les politiques n’ont pas tardé à s’associer à l’émotion collective. A peine quelque heures après les événements, place de la république, Jean Louis Borloo déclarait à un journaliste d’i-télé, son désir «qu’on ne se trompe pas de réponse, qu’on ne fasse pas d’amalgame, qu’on n’en profite pas pour tomber dans la haine.» Cet appel, il ne fût pas le seul à le passer puisque du chef de l’État à l’opposition Sarkoziste il n’y eut qu’un seul mot d’ordre : «l’unité nationale».
Hélas cette belle union s’est vite métamorphosée en mascarade. Dès les premières heures qui ont suivi l’événement, les rumeurs complotistes ont commencé à se répandre à une vitesse époustouflante sur les réseaux sociaux. La majorité d’entre elles s’est contentée de mettre en avant des « faits troublants », comme un prétendu changement de couleur des rétroviseurs de la voiture des frère Kouachi. Les plus audacieuses sont, quant à elles, allées jusqu’à soupçonner une attaque commanditée par l’Élysée afin d’assurer la réélection de François Hollande en 2017.
Dans la même journée une autre voix familière est venue s’ajouter au débat : celle des anti-islamistes pseudos républicains. Ceux-ci se sont soudainement persuadés d’être l’incarnation d’une nouvelle résistance française lancée dans une croisade contre l’obscurantisme. Les plus modérés ont rongé leur frein le temps que les tireurs soient abattus par la police mais, les autres n’ont pas hésité à laisser libre court à leur passion pour les sous-entendus racistes et les amalgames dès l’annonce des événements et ceux bien avant que la confession des tireurs n’ait été établie. On peut soupçonner que ce sont d’autres fiers combattants de la liberté qui ont perpétré la dizaine d’attaques islamophobes qui ont suivi l’attentat. Sans doute que ceux qui ont accroché la tête et les viscères d’un porc à la porte d’une mosquée corse devaient penser qu’ils étaient, eux aussi, Charlie.
A mes yeux l’une des réactions les plus graves fut aussi l’une des plus modérées. Il s’agit de la diffusion virale d’une tribune du philosophe Abdennour Bidar datée du 3 octobre 2014. Dans ce texte celui-ci s’adresse au monde musulman dans son entièreté et lui reproche dès les premières lignes «son incapacité trop durable à trouver sa place dans la civilisation humaine».
Tout au long de son texte il oppose l’islam à la modernité et se faisant il hiérarchise : les peuples, les croyances, les civilisations. Pour lui l’islam est une mère qui enfante des «monstres», «un immense corps malade» impuissant «à instituer des démocraties durables dans lesquelles est reconnue comme droit moral et politique la liberté de conscience vis-à-vis des dogmes de la religion ; […] à séparer suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l’autorité de la religion ; à instituer un respect, une tolérance et une véritable reconnaissance du pluralisme religieux et des minorités religieuses». En un mot l’islam n’est que barbarie car elle est éloignée de la civilisation incarnée par les valeurs françaises, car elle est incapable de « répondre au défi de l’Occident».
Abdennour Bidar refuse de reconnaître l’existence d’une autre culture que la culture occidentale. Pour lui, la diversité culturelle n’existe pas, il n’y a qu’une seule humanité : l’occident et tout le reste n’est qu’animalité.
Il considère l’islam comme un bloc uniforme et il fait de tous les musulmans les responsables de la violence d’une minorité car pour lui l’islam ordinaire, quotidien, n’est qu’«une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice et régressive».
Pourtant, dès le postulat de départ, sa vision est tronquée. Il n’existe pas un islam mondial homogène pas plus qu’il n’est juste de parler de communauté musulmane en France. Comme l’a démontré Olivier Roy dans une chronique publiée par le Monde le 9 janvier 2015, cette conception relève du phantasme et de la construction politique. En France il n’y a pas de communauté musulmane, mais une population musulmane.
Hélas la tribune d’Abdennour Bidar ne se limite pas à ce genre d’imprécision puisqu’il va jusqu’à imputer toute les fautes du radicalisme islamiste aux seuls musulmans. Ignorant volontairement l’influence de la colonisation, des guerres et de l’islamophobie dans la radicalisation d’une frange minoritaire de la population musulmane. La violence devenant ainsi une caractéristique ontologique de l’Islam.
Cependant c’est bien cette vision d’un islam brutal, essentialité en un bloc, qui s’est répandue sur les réseaux sociaux au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo. Pourtant à ce moment-là nous étions tous Charlie; mais manifestement pas assez pour ne pas sombrer dans la condamnation d’une partie d’entre nous, forcément responsables de par leur appartenance commune à la religion barbare des assassins, d’une partie du massacre. Sans doute aurions-nous dû nous rappeler que comme le disait Levi-strauss : «Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie».
Si on ne pouvait pas s’attendre à une grande retenue de la part des internautes, on aurait pu supposer que face à la gravité des événements, les politiques, quel que soit leur bord, feraient preuve d’une certaine dignité.
C’était surestimer le Front National dont les cadres n’ont pas attendu une journée avant de saisir ce qui a dû leur sembler une superbe occasion politique. Marine le Pen s’est donc empressée de déclarer dans les premières heures qui ont suivi l’attaque que cet attentat devait « libérer notre parole face au fondamentalisme islamique». Cette idée a été immédiatement reprise par Robert Ménard qui a surenchéri en liant directement les attaques à l’immigration et en déclarant que si ce genre de violence était aujourd’hui possible à Paris c’était en raison de «30 ans d’immigration galopante».
Ce qu’il ne faut pas oublier c’est que lors de la dernière élection présidentielle Marine le Pen a affiché un score historique de 17,90 % et qu’elle n’a pas cessé depuis de remporter de nouveaux succès électoraux. Théoriquement le Front National est donc la représentation politique de 18% de nos concitoyens si ce n’est plus. Ce n’est donc pas une voix isolée et marginale qui, les attaques à peine survenues, a affirmé que «cet attentat était probablement le début du commencement, […] un épisode de la guerre qui nous est faite par l’islamisme». C’est celle du président d’honneur de l’un des plus importants parti politique français qui reçoit le soutien de millier de nos concitoyens.
En France le marqueur islamophobe a connu une explosion depuis le début des années 2000. Comme le constate la chercheuse et historienne Valérie Igounet, pour l’extrême droite «parler de l’islam est une manière de parler de l’immigration sans tomber sous le coup de la loi». Ce positionnement radical s’est imposé dans le champ politique et est aujourd’hui partagé par un certain nombre de partis politiques. Si au lendemain de l’attaque l’UMP a appelé à l’union nationale, il ne faut pas oublier que c’est durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy que s’est développé cette légitimation des problématiques de l’extrême droite. On se rappellera que Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur, avait déclaré en 2012 que «toutes les civilisations ne se valent pas» et que «celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique». Ces propos malgré leurs affirmations racistes et xénophobes, ont pourtant bénéficié du soutien de l’ensemble de l’UMP. Ainsi François Baroin alors ministre de l’Économie s’était empressé de prendre la défense de son collègue en déclarant qu’il était tout à fait normal que Claude Guéant préfère « l’État de droit, la démocratie et la liberté plutôt que la tyrannie, l’oppression et les femmes opprimées». On retrouve ici la hiérarchie des peuples et des civilisations, cette idée persistante d’une distinction, que dénonçait déjà Edward Saïd en 1978. Il expliquait alors dans un livre intitulé «l’Orientalisme», que l’Orient était pensé par l’occident comme un négatif de lui-même, comme un «eux» sauvage opposé à un «nous» civilisé.
C’est bien cette idéologie que défendent Claude Guéant et François Baroin, cette idée d’une supériorité culturelle, d’une distinction entre les peuples, qui était pourtant, il y a encore quelques années, l’apanage des partis d’extrême droite. L’islamophobie qui nous choque tant dans les propos de Marine le Pen, n’a donc rien de remarquable, elle est juste l’expression d’une conception politique largement répandue dans les débats français. Comme l’affirmait Saïd en 1997 «si les généralisations douteuses sur les cultures étrangères ne sont plus tolérées en Occident, l’islam constitue l’exception».
C’est sans doute dans ces moment-là que nous aurions dû être Charlie. Lorsqu’une élite politique a commencé à créer une rupture communautaire dans des visées purement électoralistes. Lorsqu’en 2010 Nicolas Sarkozy s’est permis d’évoquer une «délinquance d’origine étrangère» et de déclarer que la France subissait «les conséquences de 50 années d’immigration insuffisamment régulée» ayant abouti à «un échec de l’intégration». Car c’est de cela que se nourrit la violence, de ces haines exacerbées, de cette peur viscérale de ce qui nous est étranger. Bernard Maris, qui fut l’un des journalistes assassinés lors de l’attentat déclarait que «nous sommes des gens peureux» et que «les gens peureux sont des gens faibles hélas». C’est sûrement pour cela que nous cautionnons la montée de cette violence, que nous applaudissons aux discours de haine véhiculés par la classe politique et qu’à l’heure de l’union nous cherchons déjà une tête à couper. C’est au nom de cette haine que des hommes armés ouvrent le feu sur les mosquées françaises et c’est au nom d’une haine similaire que deux hommes armés ont assassiné des innocents.
Alors non, nous ne sommes pas Charlie, nous sommes des lâches et si hier la fraternité est morte c’est parce que nous l’avons tuée.
*R. Paulsen étudiant en anthropologie