Fabien Perrier est journaliste indépendant basé à Athènes, correspondant de nombreux médias francophones. Il sillonne la Grèce et scrute sa politique,comme un laboratoire des évolutions européennes. Au travers de ses ouvrages « Alexis Tsipras – Une histoire grecque » et son dernier opus « Mer Égée – Ulysse ne reviendra pas », Fabien Perrier met en exergue : «Ce qui se passe en Grèce préfigure ce qui advient en Europe.» Entretien.

Destimed : Votre livre « Mer Égée, Ulysse ne reviendra pas » vient de paraître. C’est le deuxième : votre précédent ouvrage était une biographie d’Alexis Tsipras. Quel est le lien entre ces deux sujets ?
Fabien Perrier : Journaliste, j’aime à rappeler que l’actualité ne se comprend qu’au regard du temps long. Nous sommes là pour témoigner de ce qui se passe mais aussi pour expliquer les situations, les événements. Et pour cela il nous faut nous référer au passé. La biographie d’Alexis Tsipras comme la Mer Égée ont en commun d’être deux sujets qui illustrent le caractère emblématique de la Grèce et la façon dont ce qui se passe en Grèce préfigure ce qui advient en Europe.
Alexis Tsipras et la Mer Égée… Deux thématiques, deux destins et / ou deux symboles ?
Destins et symboles ! En ce qui concerne Alexis Tsipras son histoire incarne le destin de son pays. Il voit le jour en 1974, l’année de la chute du régime des Colonels, soit environ 150 ans après l’indépendance de la Grèce et le retour de la démocratie dans le pays qui l’a vue naitre. Il accède au pouvoir fin janvier 2015 dans un monde en crise, qui n’a pas encore tiré toutes les leçons de la chute du mur de Berlin et du passage d’un monde bipolaire à un monde multipolaire. Il prend la tête d’un pays, la Grèce, qui de tous temps a été un lieu de confrontation, d’affrontement entre l’Est et l’Ouest. Et dans ce pays, il incarnait un eurocommunisme, une gauche qui se conçoit en dehors du stalinisme.
Il a combattu l’austérité exigée par l’Union européenne avec une grande lucidité. Il a été l’un des premiers à prévoir, à dénoncer l’engrenage qui conduit de l’austérité à l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Il a bien expliqué comment ces programmes d’austérité conduisent à l’appauvrissement qui fait le lit des populismes et porte l’extrême droite au pouvoir. C’est ce qui s’est passé en Grèce en 2012, avec l’arrivée d’Aube dorée parti néonazi à la Vouli. C’est ce qui se passe en Italie, pays gouverné aujourd’hui par un parti néo fasciste. Et on assiste à la montée des extrêmes droite en Espagne, en France et en Allemagne.
La mer Égée, pour les Européens, c’est le berceau de la civilisation, le réceptacle des mythes fondateurs, un lieu de circulation des idées, du savoir… Mais, et on l’oublie souvent, c’est aussi le lieu de la lutte entre les Cités de l’Antiquité, puis des tensions entre Grèce et Turquie. C’est une mer frontière, sur laquelle les migrations deviennent enjeux de conflits entre l’Union européenne et ses voisins.
La Mer Égée, théâtre des pérégrinations d’Ulysse, est devenue la mer des migrants – à l’image de la Méditerranée. Comment est-on passé de cet imaginaire enchanteur à cette réalité qui inquiète, qui fait peur ?
« Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde ! ». Cette citation d’Albert Camus est parfaitement adaptée à la question des migrants. La crise actuelle n’est pas celle de la migration, c’est une crise de l’accueil. Au pic des migrations, entre mars 2015 et 2016, c’est au maximum 1,5 million de personnes qui sont passées par la Grèce et demandé asile à une Europe peuplée de 425 millions d’habitants ! Et, de fait, au début de la première décennie, entre 2000 et 2010, la Grèce, pays dont la diaspora est ancienne et continue, connaît plusieurs épisodes migratoires auxquels peu de gens ont prêté attention.
C’est à partir de la fin des années 2000 que les choses se gâtent. La faillite de Lehman Brothers marque le début d’une crise financière qui verra les gouvernements renflouer les banques sans contrepartie aucune, en faisant porter l’effort sur les populations. La Grèce, l’Espagne, le Portugal et dans une moindre mesure l’Italie seront les pays les plus affectés. Augmentation des impôts, stagnation voire baisse des salaires et des pensions, coupes dans les finances publiques seront les remèdes mis en œuvre. Quand on inflige de tels remèdes à des pays tout juste sortis des dictatures, comment s’étonner que le migrant devienne le bouc émissaire ?
Ulysse ne reviendra pas… Mais y-a-t-il des raisons d’espérer ?
Clairement oui ! Les populations du Sud de l’Europe savent s’unir et se mobiliser. Si la droite a gagné les élections en Grèce, si la mise sur écoute de personnalités publiques et de journalistes par le pouvoir n’a pas entraîné de réactions massives de la part des Grecs, d’autres événements donnent lieu à d’importantes mobilisations citoyennes. En février 2023, la Grèce a connu le plus grave accident de train de son histoire (57 victimes,180 blessés). Aujourd’hui, grèves et manifestations ont lieu pour réclamer que la lumière soit faite et les coupables punis. En Crète, les populations se sont mobilisées pour défendre la plage de Zorba le Grec et la préserver de la construction d’un hôtel et d’une station de pompage. En Italie, tous les Italiens ne sont pas devenus des fascistes : le maire de Riace mène un combat exemplaire. Des sauveteurs en mer continuent de porter secours aux migrants. Le refus d’accueillir l’Aquarius par la France ou l’immobilisation du navire financé par Banksy par les autorités italiennes suscitent de vrais mouvements de protestation.
Propos recueillis par Stéphanie LUX
Fabien Perrier sera à Marseille en compagnie de Taïna Tervonen ce jeudi 6 mars 2025 à l’invitation de Média Vivant