« Si on pense qu’un grand compositeur est quelqu’un qui fait avancer la musique, en inventant des formes nouvelles, alors Rachmaninov n’est pas ce musicien-là. En revanche si on pense qu’un grand compositeur est quelqu’un qui exprime des choses profondes sur l’amour, et qu’il a un langage reconnaissable dès les premières notes, alors Rachmaninov est un génie. » C’est en substance par ces mots qu’Olivier Bellamy a présenté le concert qu’Alexander Drozdov à consacré au compositeur russe, récital absolument magnifique donné à l’Opéra de Marseille dans le cadre de Marseille-Concerts.
« Depuis Nicholas Angelich, c’est la personnalité musicale la plus fascinante apparue sur la planète piano. Un talent authentique », écrivit le généreux musicologue qu’est Olivier Bellamy dans son « Dictionnaire amoureux du piano » devenu depuis sa parution en 2014 un ouvrage de référence. Ajoutant : «Sa très grande noblesse intérieure dans les « Études-Tableaux » de Rachmaninov, sa sensibilité à fleur de peau dans la « Fantaisie en ut » de Schumann le placent parmi les plus grands. »
Un fils de physiciens atomiques né à Moscou et qui vit… à Rome
Et comment ne pas lui donner raison en écoutant durant une heure et quart dans la salle du Grand Foyer de l’Opéra de Marseille, ce pianiste russe fils de physiciens atomiques, qui vit aujourd’hui à Rome, se tenant à l’écart de toute médiatisation. « Non qu’il soit sauvage », précise toujours Olivier Bellamy dans son livre, « mais il est incapable de courir le succès facile ou les honneurs superficiels, préférant avancer à son rythme, celui d’un pianiste romantique la tête dans les étoiles et le cœur dans chacune des notes qu’il produit. » Rappelant avant son récital qu’Alexander Drozdov fut connu en France grâce à Marie-Françoise Bucquet et Jorge Chaminé et les remerciant au passage Olivier Bellamy a ouvert en quelques mots la porte (non celle de Kiev des « Tableaux d’une exposition » de Modeste Moussorgski) à un fabuleux voyage plein de bruits, de silences, de fureurs et de poésie.
Pour débuter, le pianiste s’est employé à offrir avec éclat et profondeur les « Variations sur un thème de Corelli en ré mineur op.42 », œuvre que Rachmaninov datant de 1931 et qui fut sa dernière œuvre écrite pour piano seul. L’artiste absolument précis, prenant de la hauteur à chaque note sans donner l’impression de survoler l’œuvre a montré combien basées sur la Folia un thème baroque populaire « Les Variations Corelli », véritable miroir de l’âme du compositeur, reflètent la mélancolie qui marqua sa carrière et sa vie. Mélange de profondeur d’un jeu tellurique, légèreté formelle, comme l’avait souligné là encore Olivier Bellamy : « Si certains pianistes se servent de Rachmaninov pour étaler leur virtuosité, Alexander Drozdov sert au contraire la partition de l’intérieur, sans se servir d’elle ».
Exigence technique et imagerie musicale saisissante
Courts et denses les quatre « Préludes » qui suivirent -dont le Prélude op.32, n° 10 en si mineur le préféré de Rachmaninov salué par le pianiste russe naturalisé anglais Benno Moisevitch qui était un de ses proches- mêlent douceur intime et explosion de puissance sonore. Toute la palette expressive de Rachmaninov se trouve magnifiée par Alexander Drozdov qui conclura le concert par cinq « Études-tableaux » où l’exigence technique se trouve au service d’une imagerie musicale saisissante. On notera combien le pianiste qui n’exclut jamais l’émotion, prend son temps, (on joue parfois Rachmaninov à toute allure) la foudre et le murmure s’entrecroisant dans ce qui fut un moment musical hors du temps absolument bouleversant. Avec en rappel un « Nocturne posthume» de Chopin de toute beauté. Et pour reprendre une formule célèbre qui n’est pas en général associée au compositeur russe avec Alexander Drozdov, poète du clavier, quand le rideau tombe sur un morceau de Rachmaninov, « le silence qui suit est encore du Rachmaninov… ».
Jean-Rémi BARLAND
Alexander Drozdov Photo Elsa Salvador