Marseille. Joann Sfar : « A la moindre crise la place des Juifs est remise en cause »

Joann Sfar, philosophe de formation, romancier, réalisateur, dessinateur, est notamment connu pour Le Chat du rabbin, Le Petit Vampire, Le Minuscule Mousquetaire... Arrive l’horreur du 7 octobre, le massacre commis par les terroristes du Hamas et, derrière, une montée de l’antisémitisme. Même les Juifs les plus éloignés de la tradition ou d’Israël ont été rattrapés par l’onde de choc. Le traumatisme des pogroms millénaires et de l’extermination des Juifs d’Europe refait surface. Que faire ? Effacer son nom sur la boîte aux lettres ? Avoir peur pour les enfants ? Où aller si «cela recommence» ? Joann Sfar mène l’enquête avec « Nous vivrons». Récemment, il est intervenu à Marseille à l’invitation du Fonds Social Juif Unifié et le Centre Fleg.

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Conférence de Joann Sfar donnée à Marseille (Photo Franck Maillé-Chemama)

Pour Joann Sfar : «Les assassins du 7 octobre savaient ce qu’il faisaient car, après le 7, on a très vite accusé les Juifs d’une double allégeance à leur pays et à Israël alors que ce n’est pas de cela dont il s’agit mais de désarroi, de solitude et d’une unité qui se construit sur une volonté de ne pas être exterminé». Dans ce contexte, il précise: « Moi, le moins Juif de tous les Juifs j’ai éprouvé le besoin de me rapprocher de la communauté juive». Il raconte sa rencontre à Paris avec un étudiant qui dirige à Colombus une association d’étudiants: « Il m’a dit rêver du temps où on pouvait s’en foutre d’être Juif». Il annonce également qu’après «Nous vivrons » il publiera « Que faire des Juifs ? » début 2025. Explique sa façon de travailler : « Ce besoin d’écouter des Juifs, de prendre du temps, de dessiner, noter ce qu’ils disent.»

« A la moindre crise la place des Juifs est remise en cause »

Il évoque la montée de l’antisémitisme, parle de son grand-père : « Il a été naturalisé en 1944 pour services rendus à la Nation. Mais force est de constater qu’à la moindre crise la place des Juifs est remise en cause.» Il poursuit : « Je suis allé à Sciences Po et à la Sorbonne pendant le mouvement pro-palestinien. Cela s’est très bien passé avec les étudiants mais j’ai pu constater une méconnaissance totale des sociétés israélienne et palestinienne.» Une ignorance qui est renforcée par un repliement : « Nous sommes entrés dans une période où les gens ne veulent pas de contacts » Ce qui est à l’œuvre , ajoute-t-il : «C’est une volonté de rejouer les non-dits de la société occidentale et les malheurs de la société maghrébines en France ». Avec, là-dessus: « Le souhait de certains de développer la haine ici et il faut beaucoup de courage pour refuser la haine ».

Joann Sfar en revient aux positions radicales affichées alors qu’«on ne veut pas voir la société israélienne, sa complexité, les débats qui la secouent. Et on ne veut pas voir que la population de Gaza est victime du Hamas alors que l’on pourrait travailler là-dessus ». Mais, il précise immédiatement : «Quand le boulot est fait les gens écoutent. Quand j’explique à des pro-palestiniens qu’en Israël des gens détestent encore plus Netanyahu qu’eux ils m’écoutent. Et il en va de même quand j’explique à des maghrébins qu’ils ressemblent plus à des Juifs marocains qu’à des Palestiniens».  Il  cite encore comme exemple : «Voilà peu, je suis allé avec le Fonds Social Juif Unifié, coller des affiches à la Fac de Saint-Denis où nous avons rencontré des colleurs d’affiches pro-palestiniens et cela s’est très bien passé ». Dans le prolongement, il dit d’ailleurs avoir «beaucoup d’espoir sur les relations entre Israël et le monde arabe. Je suis moins optimiste sur les relations avec les Etats-Unis, avec la communauté juive américaine qui se désolidarise d’Israël, un phénomène qui ne peut pas nous arriver parce que nous avons de la famille en Israël. »

Le retour en Israël après le 7 octobre

Joann Sfar raconte son retour en Israël après le 7 octobre. Il met en lumière une diversité d’opinions, de pensées: « Je suis producteur de télé, mes collaborateurs sont des Juifs de gauche et d’extrême gauche alors qu’une partie de ma famille paternelle est séfarade quand du côté maternel la famille est originaire d’Europe de l’Est. Mon père était un juif d’Algérie sioniste et pro-arabe considérant qu’un peuple est un peuple dès qu’il se considère comme tel. Tandis que mon grand-père maternel était en révolte personnelle contre Dieu ». Il poursuit : « Alors que ce pays avait connu la tragédie du 7 quand je suis arrivé on m’a demandé comment j’allais, ajoutant : « On est inquiet pour toi en France… ». J’ai rencontré un pays blessé mais extraordinaire avec des gens qui n’avaient pas peur de dire qu’ils étaient perdus et je me suis senti mieux». Mais il ne manque pas de déplorer : « Aussi bien côté israélien qu’arabe la voix française n’existe plus. Alors, avant de se disputer sur les opinions que nous avons concernant le Proche-Orient nous ferions bien de nous demander pourquoi nous sommes devenus inaudibles dans cette région alors que nous avons les communautés juive et musulmane les plus importantes d’Europe ».

Le début du mariage entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche

Joann Sfar en vient au lien contemporain entre les antisémitismes de l’extrême droite et de l’extrême gauche : « Il y a une vingtaine d’années je travaillais pour Charlie Hebdo. Le journal m’envoie couvrir une soirée pro-palestinienne organisée par Dieudonné. Je suis alerté par le fait que Leila Shahid, (ancienne déléguée de l’Autorité palestinienne en France NDLR) refuse d’y aller. J’y vais et j’assiste à une soirée où on hue les Juifs… C’est le début du mariage entre l’extrême-droite et l’extrême-gauche. » Il ajoute : « Il arrive que l’on me demande pourquoi je suis encore de gauche. Je réponds qu’il y a trente ans nous étions nombreux à dire qu’il ne fallait pas laisser le drapeau tricolore aux Le Pen. Aujourd’hui il ne faut pas laisser la gauche aux antisémites ».

Joann Sfar de conclure en direction de la population juive : « Nous avons le devoir de nous armer intellectuellement. Nous n’avons plus le droit de nous faire casser la gueule intellectuellement. Et, dans le même temps, nous avons le devoir de ne pas dire la même chose. Nous devons redevenir le peuple de deux Juifs trois synagogues.»

Michel CAIRE

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