Publié le 26 janvier 2020 à 20h00 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
Prenez la pièce d’Henrik Ibsen «Un ennemi du peuple» dans la nouvelle traduction d’Eloi Recoing paru chez Actes Sud-Papiers. Malmenez là au point d’en fracasser des passages en y rajoutant une diatribe contre le monde d’aujourd’hui, et contre le positionnement des foules au théâtre : «J’ai vu des pièces admirables», lance le docteur Tomas Stockmann qui sort totalement de son rôle de médecin des Bains, «le public applaudissait, et j’ai vu des spectacles exécrables le public applaudissait de la même manière», (c’est un rajout au texte). Haranguez femmes et hommes qui assistent au spectacle. Ajoutez l’intro de la 5e symphonie de Mahler, un clin d’œil au «Parla più piano» du film «Le Parrain», un autre consacré à la partie de cartes du «Marius » de Pagnol. Conviez sur scène une spectatrice que vous ausculterez afin de voir si elle a ou non le typhus et la dysenterie, deux maux qui ravagent ceux qui se sont approchés des Bains de la ville où se déroule l’intrigue. Balancez plus tard sur le plateau des sacs remplis d’eau. Renversez chaises et tables, faites hurler les acteurs dans une chorégraphie loufoque, et vous aurez les principaux ingrédients de la dernière partie de la pièce dans la mise en scène Jean-François Sivadier. C’est déjanté, et on en redemande, et cela permet surtout à l’artiste de montrer combien Ibsen met un point d’honneur à ne jamais rien expliquer du sens de ses œuvres. «Je suis là pour poser des questions, je vous laisse le choix des réponses», avait précisé le dramaturge norvégien dont «Un ennemi du peuple» qui a enthousiasmé les Marseillais présents à la Criée, figure parmi ses pièces les plus célèbres. Le démarrage de la pièce est plutôt calme. Ou tout au moins tel que le texte le propose. Dans une petite station thermale, les eaux des bains sont polluées par une bactérie provenant d’un site industriel. Décidé à protéger la santé des citoyens, le docteur Tomas Stockmann alerte la presse. Le préfet, qui est son beau-frère, les politiques et finalement les citoyens privilégient les intérêts économiques et déclarent Stockmann comme un ennemi à abattre. C’est lui qui sera désigné comme «Un ennemi du peuple» et pendant cinq actes les personnages, dépassés par les événements, «slaloment» précise Sivadier «entre la panique et l’exaltation, l’ivresse, et la paranoïa, la pollution des eaux et le verbe empoisonné du pouvoir, la peur du scandale et celle du pouvoir, la peur du scandale et celle de voir leur mine d’or partir en fumée.» Très physique la mise en scène transforme le salon des Stockmann en une arène, une piste de cirque, une agora. On décortique ainsi le corps malade de la bourgeoisie de la Norvège à la fin du XIXe siècle. Mais pas que ! Le travail des acteurs et du metteur en scène consistant à construire des ponts entre cette époque, ce pays et le nôtre, toutes nations confondues. Les acteurs que l’on contraint à jouer fort, (prélude à une catastrophe imminente annoncée) servent le texte admirablement traduit par Eloi Recoing et dynamitent le réel qui va exploser sous nos yeux. Mensonge d’État à des fins commerciales, procès à charge de celui qui dit la vérité et qui, à ce titre, comme l’aurait chanté Guy Béart «doit être exécuté» «Un ennemi du peuple» ainsi donné est une fête des sens et de l’esprit. Un hymne au théâtre où Nicolas Bouchaud en docteur Stockmann, Vincent Guédon, puissant préfet, Sharif Andoura dans la peau d’Hovstad, le rédacteur du journal «Le messager du peuple» qui renoncera à publier l’article que le docteur a écrit pour alerter la population des risques encourus à cause de la pollution des eaux, Nadia Vonderheyden qui incarne la femme du docteur et Jeanne Lepers, fille du couple bientôt banni, tiennent le haut de l’affiche avec fougue, talent et esprit de troupe. On aime, on en redemande et on ressort revigorés. Un spectacle en forme de tornade au final aussi tellurique que le propos au vitriol de l’auteur.
Jean-Rémi BARLAND
«Un ennemi du peuple » de Henrik Ibsen. Traduction d’Eloi Recoing. Actes Sud-Papiers, 112 pages, 15 €