Publié le 13 février 2020 à 13h24 - Dernière mise à jour le 31 octobre 2022 à 9h46
Créée le 10 juin 2016 au Théâtre le Silo à Montoire-sur-le-Loir, c’est-à-dire dans la ville où Pétain serra la main d’Hitler lors de leur rencontre le 24 octobre 1940, -manière de se souvenir de l’infamie que représenta l’État français- «Adieu Monsieur Haffmann» connut un succès considérable. En Avignon d’abord lors du Festival Off et ce plusieurs années de suite puis en tournée, avec cette semaine arrêt au Toursky de Marseille.
Pièce à plusieurs entrées, qui offre un final assez incroyable et pour le moins inattendu, elle bénéficie de plusieurs façons de la jouer. On y évoque d’abord ici l’occupation allemande avec le quotidien de tous ceux devant porter l’étoile jaune à partir de 1942. Au centre Joseph Haffmann, bijoutier juif qui propose à son employé Pierre Vigneau de prendre la direction de sa boutique. Celui-ci accepte la proposition, consent à héberger son patron, mais lui met entre les mains un curieux marché, socle du deuxième aspect de l’histoire racontée ici avec beaucoup de pudeur par son auteur Jean-Philippe Daguerre. «Isabelle et moi voulons à tout prix un enfant. Après plusieurs tentatives infructueuses, nous avons fait des examens. Je suis stérile monsieur Haffmann. J’aimerais que vous ayez des rapports sexuels avec ma femme le temps quelle tombe enceinte.». Donnant son accord le bijoutier juif se lance dans une relation charnelle qui ne sera pas sans conséquences psychologiques. Tout semble se dérouler sans encombre jusqu’à ce qu’un certain Otto Abetz, ambassadeur d’Allemagne à Paris et gros client de la bijouterie ne vienne dîner avec son épouse chez le couple français qui cache Joseph dans la cave…. Nous voilà submergés d’émotion, tant par l’ambiance particulièrement dramatique du récit qu’en raison de la personnalité complexe de tous les personnages brossés avec finesse. La force de l’écriture et la subtilité de son propos suscitent chez le spectateur bien sûr des sentiments très forts mais le plongent surtout dans un grand étonnement. Lui qui pensait assister à une pièce, en découvre une autre. L’interprétation des acteurs mettait en évidence l’aspect dramatique de l’histoire et on sortait en miettes à chacune des représentations. Franck Desmedt en Otto Abetz glaçait d’effroi, et son cynisme sans effets tirait la pièce du côté de la tragédie. Gregori Baquet, puissant Pierre Vigneau apportait à son personnage une densité si douloureuse que Julie Cavanna tirait les larmes dans le rôle de son épouse Isabelle. Alexandre Bonstein, comédien exceptionnel, et d’une générosité de jeu propice à complexifier son personnage de Joseph Haffmann, semblait incarner ici tous les Juifs traqués. Changement de ton aujourd’hui, mais pas d’esprit, «Adieu monsieur Haffmann» dans la production qui nous a été donnée à voir au Toursky -signalons que les distributions changent et que plusieurs équipes jouent la pièce- arpente les rivages de la farce burlesque. L’interprétation presque ubuesque que Jean-Philippe Daguerre dont la mise en scène n’a pas pas bougé, mêle humour désespéré et style loufoque pour le terrible Otto Abetz. L’actrice Herrade von Meier faisant de Suzanne Abetz, l’épouse du dignitaire nazi une dinde bruyante, déversant des propos crétins avec force bruits, demeure inventive et d’un bout à l’autre désopilante. Les sobres Anne Plantey (Isabelle Vigneau) et Charles Lelaure (Pierre Vigneau) illustrent bien ici la difficulté existentielle d’un couple brisé par le mauvais sort. Encouragé par la nouvelle manière de présenter les personnages de la pièce, Alexandre Bonstein campe là encore de manière exceptionnelle un Joseph Haffmann incroyable de présence scénique, mais sur un ton très différent. Nous voilà de fait dans une comédie à la Lubitsch, (celle de «The shop around the corner» et surtout du moins connu «Cluny Brown » commercialisé en France sous le nom «La belle ingénue» qui permet à Alexandre Bonstein d’avancer en toute liberté. Plus ample du coup, plus émouvant et plus douloureusement drôle incarnant avec brio une des formes corrosives de l’humour juif. Alexandre Bonstein fait de ce Haffmann-là un antihéros proche de Woody Allen. Du coup la salle du Toursky archicomble a beaucoup ri, a moins sorti les mouchoirs qu’en Avignon, et a pu pour ceux qui l’avaient déjà vu, redécouvrir une pièce audacieuse autant psychologique que politique, une troublante histoire d’amour parlant également de transmission et de racines. La qualité principale d’une œuvre n’est-elle pas d’offrir comme on le disait au début plusieurs niveaux d’analyse, de lecture et d’interprétation ? Jean-Philippe Daguerre qui sera cet été dans le Off d’Avignon avec cinq spectacles dont une création en apporte ici la preuve éclatante.
Jean-Rémi BARLAND