Publié le 4 décembre 2019 à 19h50 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h28
Pour décrire la grisaille des jours ordinaires des gens de peu, de ces êtres décalés, hors systèmes, en marge, de ces hommes et femmes dont on ne parle jamais, et qui n’approchent l’idée de réussite sociale que de biais, Arthur Deschamps a choisi la couleur et le rire. Sur le plateau de sa pièce intitulée «Les passants» donnée jusqu’à samedi aux Bernardines, les décors bariolés et totalement oniriques conçus par Amandine Maillot éclairent la fantaisie joyeuse et grave de l’ensemble. Tout comme les costumes magiques de son frère Félix Deschamps (qui expose en ce moment à La Criée ses propres toiles inspirées par la fréquentation régulière d’écrivains russes tels que Gorki, ou Dostoïevski), costumes tirant sur le orange, le bleu, le rouge, et un ocre particulièrement poétique. Nourri de ce qu’il observe autour de lui, le spectacle d’Arthur Deschamps joue sur des ruptures de rythme, scandées par des dialogues réalistes au service de situations burlesques. Si l’on songe à Ionesco pour cette façon si particulière de faire s’entrechoquer ici l’absurde et le vraisemblable, à la différence de l’auteur de «La cantatrice chauve», ce n’est pas le texte qui demeure loufoque tout au long des «Passants», mais les actions qu’ils engendrent. Rien de plus naturel pour un policier que d’exiger d’un automobiliste de lui présenter les papiers de sa voiture, sauf qu’en l’occurrence, l’interpellé se déplace à pied et qu’il n’y pas de véhicule visible. Et devant l’expression désabusée de ce dernier, le représentant de la force publique d’ajouter : «Soit…mais n’oubliez pas le contrôle technique». Plus loin un serveur à qui l’on a demandé deux bien serrés les ramène en dansant. Demander à quelqu’un si ça va n’est pas en soi original. Ce qui l’est en revanche, c’est que l’on s’adresse dans « Les passants » à une plante… Et tout à l’avenant dans une succession de scènes courtes, drôles, où l’auteur s’amuse à parler du frottement continu entre la liberté indispensable et les lois nécessaires. Arthur Deschamps exposant sous l’angle de la comédie les contrastes existant entre ce que Kant décrirait comme le combat de tout homme visant à faire coïncider sa Nature avec sa Raison morale. Sur le plateau, s’écoutent et se répondent les comédiens Clara Gasnot, la SDF un rien schizophrène tirant un caddie, Marina Glorian incarnant la patronne d’un hôtel ressemblant à la pension de famille improbable, de la pièce «L’anniversaire» de Howard Pinter, Alexandre Lenis, un passant se déplaçant avec lenteur voulant récupérer un parapluie qu’on lui a volé. Sans oublier Canaan Marguerite au physique rappelant celui de Christian Hecq (qui sera en mars à la Criée dans «La mouche») qui, dans la peau du voleur/volé est irrésistible, Lucas Hérault, le policier surréaliste, et le percussionniste Nicolas Rouleau dont on saluera le travail d’orchestration. Tous sont précis, intelligents, et d’une inventivité réjouissante.
Mettre bout à bout ses solitudes dans le matin des grandes villes
Grave sur le fond, légère sur la forme «Les passants» la deuxième pièce d’Arthur Deschamps qui avait proposé auparavant «Les métronautes», déploie son récit dans la rue. Si l’on devait citer d’autres chansons que celles que l’on entend durant le spectacle, on ferait allusion à «Matin des grandes villes» d’Isabelle Mayereau, qui dit en substance : «Dans les matins des grandes villes quand on ne sait pas où l’on va, on marche toujours sur un fil entre café et chocolat. On voudrait défoncer le mur, y cogner ses poings et ses bras, pour respirer l’air pur, là-bas. Dans les matins des grandes villes, quand on ne sait pas où l’on est, on voudrait voguer vers une île, entre blanc sec et noir café. On voudrait casser la baraque y cogner ses doigts et ses poings, Et faire claquer tout ce qui claque, demain.» Avec en conclusion : «Mais dans la nuit des grandes villes, quand on se retrouve couché, on regarde encore les aiguilles qui sont toujours en train de tourner. On voudrait briser les pendules, stopper le temps qui est compté, et faire brûler tout ce qui brûle, Assez. » Magnifique texte résumant l’ambiance des «Passants » auquel on pourrait rajouter ces paroles d’Anne Sylvestre tirées de sa chanson «Écrire pour ne pas mourir » : «En mettant bout à bout toutes nos solitudes on pourrait se sentir un peu moins effrayés.» Là encore nous sommes en osmose avec la pièce. C’est dire la richesse de l’univers créatif d’Arthur Deschamps qui genre de sociologue au sourire pourfendeur de la souffrance humaine s’impose avec «Les passants » comme une sorte de Pierre Bourdieu ayant débarqué chez Beckett et Ionesco.
Jean-Rémi BARLAND
«Les passants» aux Théâtres des Bernardines, 17, Boulevard Garibaldi -13001 Marseille jusqu’au 7 décembre à 20 heures. Le mercredi 4 décembre à 19 heures . Plus d’info et réservations lestheatres.net