Publié le 2 mars 2023 à 16h39 - Dernière mise à jour le 8 juin 2023 à 14h43
Après treize ans passés sans se voir à la suite d’une rivalité amoureuse, Philippe (François Berléand) rend visite à Andrew, (Niels Arestrup) son demi-frère, pianiste virtuose et mondialement connu. Il apporte avec lui une vieille valise ayant appartenu à leur père, qui fut écrasant pour Philippe et absent pour Andrew. Il ne sera pourtant pas question de réconciliation entre les deux hommes, les lourds secrets que contient la valise raviveront leur ressentiment, avant de révéler au grand jour les mensonges de toute une vie. Mais à mesure que les masques tomberont, la colère mènera ces deux demi-frères, que tout semble opposer, sur la voie de la reconstruction et du dialogue, tandis que la vérité sur leurs origines, en éclatant, fera se rejoindre la petite et la grande Histoire…
En quelques mots tout semble dit de l’intrigue structurant «88 fois l’infini» la pièce d’Isabelle Le Nouvel donnée en ce moment et jusqu’au dimanche 5 mars au Théâtre de l’Odéon de Marseille. Ellipse après ellipse, silence après non-dits la pièce dévoile des vérités enfouies dans l’alcool pour Philippe et pour Andrew sous les quatre-vingt huit touches que comptent un piano.
Au sommet de leur art Niels Arestrup et François Berléand impressionnent et secouent le spectateur. Niels Arestrup a confié à Armelle Héliot au moment de la création de la pièce en septembre 2021: «Abandonné par son père, ignorant tout des circonstances de sa naissance, mon personnage a grandi entre secrets et silences, auprès d’une mère qui ne pouvait guère lui accorder d’attention. Ce vide abyssal, Andrew l’a comblé, sublimé, des années durant, en laissant la musique occuper toute son existence, jusqu’à devenir un des plus grands pianistes de sa génération. Mais, au hasard d’une mise en lumière, ce grand artiste va plonger dans l’obscurité, soudain rattrapé par ses propres mensonges et les démons de son enfance. » Même son de cloche (de piano devrait-on dire) pour François Berléand qui précisa toujours sous le regard de la journaliste Armelle Héliot : «Écrasé, broyé psychologiquement par son père, durant son enfance Philippe mon personnage pose un regard désabusé sur lui-même et l’existence, d’autant plus que son demi-frère, un pianiste virtuose et mondialement connu, l’a trahi. C’est pourtant lui, Philippe, l’homme de l’ombre qui, après des années de brouille, tendra la main à ce frère si brillant, mais désormais en souffrance, jusqu’à peut-être le ramener à la lumière… »
D’après une histoire vraie
Épouse de Niels Arestrup avec qui elle a beaucoup travaillé et pour qui elle a déjà écrit «Scorpios au loin», Isabelle Le Nouvel l’auteure de «88 fois l’infini» a beaucoup travaillé l’écriture de ce qui pourrait s’imposer tel un «Concerto pour deux basses profondes» comme l’a défini Violaine Bouchard. Son regard profond sur ses personnages prend ancrage dans une réalité poignante : «C’est d’après l’histoire vraie d’un homme qui avait dû fuir son pays et la seconde guerre mondiale, en abandonnant derrière lui une femme et un bébé âgé d’à peine quelques semaines, que cette pièce s’est construite», raconte-t-elle avant de souligner qu’il s’agit d’«un récit de déracinement et de déchirements commun à tant de familles, un récit comme l’Histoire en a fabriqué -et en fabrique- par milliers…»
Mise en scène de Jérémie Lippman
Sur le plateau cela donne un travail précis du metteur en scène Jérémie Lippmann qui a orchestré comme un combat de fauves sur un ring l’opposition des deux frères traversés et envahis par leurs propres souvenirs et leurs propres émotions. La grande force de son travail est d’avoir aussi rendu présents pour le spectateur sans jamais les montrer Hélène qui fut l’amour des protagonistes, et leur père mort qui fut écrasant pour l’un et absent pour l’autre. Citant volontiers Lars Noren un dramaturge qu’il adore pour insister sur la profondeur du texte, Jérémie Lippmann évoque aussi le film de David Lynch «Une histoire vraie» «Ce long métrage racontant l’histoire de deux frères fâchés à mort qui se retrouvent au crépuscule de leur vie après avoir traversé l’Atlantique m’a profondément marqué.»
Se détournant de tout décor réaliste le metteur en scène n’a gardé que trois éléments scéniques essentiels, à savoir le jeu d’échecs, le piano et la valise «qui n’est autre que la boîte de pandore de toute cette histoire.» On est saisis par la netteté de sa vision de la pièce, sa volonté de ne pas entraver les comédiens dans un ensemble de représentations bourgeoises proposant peu de déplacements et mettant en lumière l’équilibre voulue par Isabelle Le Nouvel dans la distribution des rôles. Si bien que «88 fois l’infini » qui n’est pas sans rappeler l’affrontement des «Deux frères» de Pascal Rambert ou ceux de «Au scalpel» la pièce de Antoine Rault, est une fête théâtrale où le spectateur est convié à remplir les blancs laissés par la prose incandescente de la dramaturge. Avec répétons-le Niels Arestrup et François Berléand impressionnants de présence, et de densité de jeu dans cette pièce où comme l’a écrit Alexia Stresi dans «Des lendemains qui chantent», le poignant roman qu’elle vient de faire paraître chez Flammarion : «Les souvenirs n’ont pas toujours l’élégance de prévenir».
Jean-Rémi BARLAND
« 88 fois l’infini » d’Isabelle Le Nouvel avec Niels Arestrup et François Berléand. Au théâtre de l’Odéon de Marseille dans le cadre de la saison du Gymnase hors les murs, jusqu’au 4 mars à 20 heures. Le dimanche 5 mars à 15 heures. Plus d’info et réservations sur lestheatres.net