« À nous deux maintenant ! », disait Rastignac en contemplant Paris à la fin du Père Goriot. Cette réplique aurait pu sortir de la bouche de Lucien de Rubempré, au moment de quitter Angoulême pour la capitale, dans Illusions perdues. Un titre qui résume bien le parcours d’un homme et peut-être d’une génération qui croit, puis cesse de croire, que tous les espoirs sont permis. Dans La Comédie humaine, Balzac tentait de capter les pulsations de ses contemporains et de son siècle.
La troupe du Nouveau Théâtre Populaire a décidé quant à elle de resserrer la focale autour des rêves de gloire et de poésie de Lucien en s’emparant des deux romans qui lui sont consacrés pour nous offrir leur vision polychrome et chatoyante de la fresque balzacienne. 15 artistes animent cette grande traversée des belles illusions de la jeunesse, composée de trois parties aux résonances dantesques, de l’opérette à la tragédie, en passant par la comédie politique. Des épisodes haletants, des intermèdes assurément festifs -avec un apéro-spectacle intitulée « La dernière nuit » confié à Pauline Bolcatto- que la troupe a donnés en une seule journée à La Criée de Marseille et qui sera en représentations fragmentées puis en intégralité au Théâtre de La Tempête de Paris en novembre.
Une troupe égalitaire créée en 2009
« L’aventure du Nouveau Théâtre Populaire est née à l’été 2009 dans un jardin de Fontaine-Guérin, village de mille habitants situé au cœur du Maine-et-Loire», nous dit-on. « La troupe, composée alors d’une douzaine de membres, se propose de construire un théâtre en plein air pour y monter en peu de temps des grands classiques de la littérature dramatique mondiale, en pratiquant un tarif unique de 5 euros la place», précisent les membres de la troupe. Quatorze ans et une soixantaine de créations plus tard, la troupe est devenue un collectif de 21 membres permanents (artistes, régisseurs, costumières, administratrice), au fonctionnement rigoureusement démocratique. La troupe vote à main levée, à bulletin secret ou par consensus. Ensemble, ils créent des spectacles. Ensemble, ils proposent des spectacles haut de gamme témoignant d’une entente, d’une entraide assez rare.
Le lieu existe toujours, et reçoit plus de 10 000 spectateurs de tous âges, à l’occasion du festival organisé chaque été à Fontaine-Guérin. « Dans ce cadre nous cherchons à réinterpréter l’héritage des pionniers de la décentralisation théâtrale : Copeau, Dullin, Pottecher ou encore Vilar. Nous défendons avec les codes, les contraintes et les moyens d’aujourd’hui les principes présents en germe dès l’origine de cette grande histoire : exigence artistique, diversité du répertoire, lien direct avec le public, convivialité et accessibilité, quête inlassable de nouveaux spectateurs. Dans un monde victime de multiples crises -technologique, économique, politique, écologique- ce théâtre « pauvre » s’affirme comme le lieu qui rend à nouveau possible le rassemblement, la pensée, l’émerveillement, les rencontres», disent-ils en chœur.
En 2020, la troupe décide pour la première fois de faire une création destinée à sortir du jardin avec tous ses membres : ce sera la trilogie de pièces de Molière Le Ciel, la nuit et la fête (Le Tartuffe / Dom Juan / Psyché), créée en juillet 2021 au Festival d’Avignon et toujours en tournée actuellement. «Proposer une expérience unique, par le format et la continuité du spectacle, par notre temps de présence dans chacun des lieux où nous passons et notre manière particulière de les investir, par l’engagement de toute une troupe autour d’un seul auteur, c’est ce que nous voulons poursuivre aujourd’hui avec la création au printemps 2024 de Notre Comédie Humaine, d’après Honoré de Balzac. » Et le résultat que l’on a pu voir à Marseille à La Criée avant Paris au Théâtre de La Tempête est saisissant.
Saluons d’abord l’exploit physique et intellectuel d’enchaîner sans temps plus faibles au final en une seule journée les trois pièces avec un court entracte entre chaque pan du spectacle.
Les Belles Illusions de la jeunesse ou Rubempré au Paradis
Durée 1h20
Angoulême, 1821. Le jeune Lucien Chardon rêve de gloire et de poésie dans une ville où personne ne peut comprendre son génie. À part David, ce jeune imprimeur qui l’a embauché dans son usine de papier. Mais un jour, Lucien est invité à donner lecture de ses poèmes chez Madame de Bargeton, la femme la plus puissante d’Angoulême ! Théâtre et musique s’accordent pour raconter les débuts fulgurants d’un jeune poète de province, les acteurs deviennent chanteurs.
C’est une comédie musicale qui nous est proposée ici aux forts accents d’Offenbach, avec des clins d’œil à La Traviata de Verdi, à Gershwin, au répertoire contemporain où il est dit la bêtise de ce monde décrit. Avec une audace de tous les instants. Personne n’est laissé sur le côté, tous les spectateurs se sentent ainsi concernés. Énergie, sensibilité, être au service…demeurent les fils rouges de ces trois pièces. Incarnant Lucien de Rubempré, qui sera présent sur toutes les scènes dans « Illusions perdues » Valentin Boraud excelle. «C’est un rôle réjouissant à jouer. On est dans la tête de Balzac, et on suit l’évolution du personnage avec fluidité.»
Impressionnant travail que la composition musicale de Gabriel Philippot tandis que les textes des chansons demeurent une fête des mots, et l’éloge absolu de la poésie. « Je voulais, précise Émilien Diard-Detoeuf le metteur en scène qui dans la trilogie joue aussi un journaliste Fil-de-Soie et Émile Blondet, commencer cette trilogie par l’opérette, aller sur ce territoire dangereux qui a mauvaise presse, partir du plus joyeux qui soit. » Et d’ajouter : « En adaptant pour la scène ce premier mouvement, j’ai pour ambition de raconter Angoulême, ce berceau des splendeurs et des misères de Lucien. A Angoulême, Lucien n’est rien mais il veut tout. Il rêve de gloire et donc, nécessairement, de capitale. Pour faire le lien avec notre époque, il faut écouter La rumeur, ce groupe de rap des années 2000 qui a certainement lu Balzac : « Paris nous nourrit, Paris nous affame, Paris nous tient ». Au commencement de sa funeste traversée, Lucien rencontre des obstacles qui ne sont que des feux de paille au regard des incendies qui l’attendent à Paris. Pour rendre compte de cette insouciance à durée limitée, je voulais faire le théâtre le plus naïf et le plus enfantin qui soit. Pour cela, le rêve d’une opérette s’est imposée. A chaque personnage correspond un thème, qui sera comme une variation autour de la possibilité d’aimer : Lucien chantera son amour de la poésie et David chantera son admiration pour Lucien. Il chantera aussi son amour pour Eve qui chantera la vie simple et travailleuse dans l’Houmeau. Du Châtelet chantera son amour du pouvoir, M. Séchard (le père avare de David) son amour de l’argent et Madame de Bargeton son amour retrouvé. Puisque le spectacle fait office d’ouverture, on voulait qu’il se fasse dans un décor qui pourrait figurer les prémisses d’Illusions perdues (2e partie). Pour filer la métaphore d’un Lucien rêvant d’une vie plus grande, je voulais qu’il soit comme un acteur qui n’est pas encore quelqu’un. Toute la première partie se jouera donc dans un théâtre pauvre, avec des cordages apparents, sur un sol vermoulu, ouvert à tous les vents. Un théâtre qui tiendrait à la fois de l’imprimerie du père Séchard et du petit théâtre où l’on fait ses gammes. Une vie au bord de s’écrire. Au fond de la scène, on projettera l’image idéale de Paris, le Paris dont rêve Lucien (et dont il découvrira le vrai visage dans la deuxième partie). Pour compléter le tout, quelques chaises et peut-être une table de maquillage mal dissimulée par un rideau troué. Il faudra donner l’impression du cocon de la chenille, avant qu’elle ne soit papillon et vole vers Paris. »
Et de constater néanmoins derrière l’aspect festif de l’opérette, que la triologie qui se déploie ici est franchement dramatique, sombre, parce que de toute évidence le mouvement qui l’agit est une spirale vers le bas, vers le désespoir et la mort. Plus Rubempré part du haut, plus sa chute sera vertigineuse. «Commencer en chansons, et par le théâtre le plus gai qui soit, est une manière de raconter l’enfance du héros», conclut Émilien Diard-Detoeuf, sept heures plus tard, quand toutes les lumières se seront éteintes, le souvenir de cette gaieté-là nous fera penser que Lucien, avant d’être un diable dévoré par le vice, n’était qu’un honnête enfant de l’Houmeau, paisible quartier d’Angoulême. »
Illusions perdues ou Rubempré au Purgatoire
Durée 1h50
Paris, 1821. Encouragé par Madame de Bargeton, Lucien monte à la capitale pour embrasser une carrière de poète. Mais le chemin vers la gloire se révèle semé d’embûches. À Paris, Lucien rencontrera la cruauté mondaine et le cynisme politique. Parviendra-t-il à la renommée en construisant une œuvre immortelle à force de travail et de souffrances ? Cédera-t-il aux sirènes du journalisme et de l’argent facile ? Déjouera-t-il les complots dont il est l’objet ?
Résolument joyeuse, tournée vers la comédie Illusions Perdues, est là encore une fête des sons et des couleurs. Le rythme haletant de la mise en scène signée cette fois-ci Léo Cohen-Paperman propose de se plonger dans un monde apparemment stable mais qui est saisi juste avant sa chute. On sent ici que tout va s’effondrer ce qui arrivera à la fin de cet acte. Balzac s’ étant inspiré de « La Divine Comédie » de Dante la trilogie Rubempré nous plonge d’abord au Paradis, puis au Purgatoire et en Enfer. Léo Cohen-Paperman présente ainsi ces « Illusions perdues : « Un grand homme de province à Paris, suite immédiate des Deux poètes, raconte les gloires et la déchéance de Lucien de Rubempré à Paris : de poète idéaliste, il deviendra romancier historique. De romancier, journaliste corrompu. De journaliste, chansonnier misérable pour offrir un enterrement à sa maîtresse. Exemple sans pareil de déchéance sociale due à un désir sans pareil de briller dans le monde, Lucien fascine, comme un soleil noir. Mon désir de mettre en scène Illusions perdues trouve pour l’essentiel sa source dans cette fascination terrible. En découvrant le roman, à vingt ans, je me demandais : « Comment peut-il se renier ainsi ? » Mais quinze ans plus tard, l’interrogation est devenue négative : « Comment ne pas se renier ainsi ? « ».
Dans sa préface aux Illusions perdues, dédiée à Victor Hugo, Balzac formule un projet politique autant que littéraire : tirer le portrait de ceux qui, de faire et de défaire la mode et les réputations, supportent mal leur propre contestation. Pour Balzac, les journalistes ont pris le pouvoir des princes, sans violence et sans prévenir, insidieusement. Impossible d’écrire, de jouer ou d’inventer sans leur aval. Mais, semble s’interroger l’auteur de La Comédie humaine, qui fait la critique des critiques ? Il y aurait pourtant beaucoup à dire : médiocrité, corruption, trahisons… S’ils avaient existé au XVIIe siècle, les journalistes auraient probablement été tournés en ridicule par Molière, au même titre que les médecins, les précieuses et les marquis. La révolte balzacienne contre les nouveaux pouvoirs résonnent de façon étonnante pour le spectateur d’aujourd’hui. «C’est la raison pour laquelle je veux que tout, dans le spectacle nous plonge dans notre monde contemporain. De l’adaptation aux costumes en passant par la scénographie, je veux parler et rire de notre monde, avec ses perdants, ses gagnants, ses chiens de gardes… Mettre en scène Illusions perdues en 2023, indique-t-il, c’est aussi traduire l’ambition folle de Balzac avec sa Comédie humaine : représenter la société dans sa totalité, à la manière d’un entomologiste qui observerait la vie des termites en effectuant une coupe longitudinale dans leur nid. C’est la raison pour laquelle j’ai imaginé une scénographie qui représente toute la société comme une pyramide – plus on monte les étages, moins il y a de place. Pendant deux heures, ni sortie, ni entrée, mais des personnages qui vivent leur vie : pendant que Lucien se trouve, par exemple, chez les aristocrates, le cuisinier cuisine, les journalistes écrivent, les actrices se préparent… Chacun selon sa fonction dans la société. Et au final proposer, par l’art, une représentation totale de la société. » Le résultat est admirable, saisissant, puissant et solaire, bien dans la cohérence de ce projet fou et maîtrisé.
Splendeurs et misères ou Rubempré en Enfer
Durée 1h40
Ici Balzac nous entraîne dans un grand roman d’aventures. Lucien a été sauvé par Carlos Herrera, un mystérieux prêtre qui ressemble au diable. Herrera est amoureux de Lucien, mais Lucien est amoureux d’Esther, une jeune courtisane. Nucingen, richissime banquier d’affaires, s’éprend lui aussi d’Esther. S’engage une lutte digne des inventions les plus terribles de Dante et de Shakespeare. Enlèvements, évasions, escroqueries, travestissements, apparitions, coups de théâtre… tout est dans cette tragédie palpitante, drôle à force d’être noire !
Signée Lazare Herson–Macarel qui dans la trilogie joue Armand de Montriveau, un lion, Raoul Nathan et une cantatrice la mise en scène de « Splendeurs et Misères » nous plonge au coeur d’une véritable tragédie. Tout y sombre, noir, INFERNAL au sens étymologique, puisque nous sommes bien en Enfer, dans un Enfer où personne ne sera épargnée. On songe beaucoup à certains passages de « La flûte enchantée » lors de l’arrivée des prêtres mandatés par Monostatos. Le metteur en scène inventif lui aussi présente ainsi cette partie : « En 1824, au dernier bal de l’Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d’un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer…» C’est sur cette phrase que s’ouvre Splendeurs et misères des courtisanes, conclusion flamboyante des Illusions Perdues. Tout le roman est contenu dans cette phrase liminaire : la fin d’un monde, le théâtre social, la beauté qui frappe.
Tous les personnages de Splendeurs et misères… – le roman en compte 273 – sont pris dans ce monde qui est aux prémices du nôtre. Ils portent à leur intensité maximale les passions et les pulsions humaines : l’attrait de la vertu, la tentation du mal, la fascination pour la beauté, l’appétit d’argent, la possibilité de l’amour, la fatalité de la mort. Le roman commence dans un bal et finit dans une prison. On y traverse tous les lieux de Paris, on y rencontre tous les types sociaux, on y éprouve tous les amours et toutes les haines. Le combat universel, qui est le fondement de la représentation balzacienne de la société, apparaît à nu. Et il s’exprime à travers la fougue et la folie d’une action qui ne s’interrompt jamais : évasions, mensonges, escroquerie, enlèvements, travestissements, apparitions, meurtres, suicides : tout est dans Splendeurs et misères…
Ici, on sent que Balzac « donne tout », que son énergie créatrice hors norme se donne libre cours pour accoucher d’un roman total, et infiniment noir. Balzac écrit Splendeurs et misères… comme pour rivaliser avec Dante, dont il a détourné le titre La Divine Comédie. C’est véritablement l’histoire, à travers les différentes couches de la société parisienne, d’une descente aux Enfers.
Dans le Chant V de L’Enfer, Dante décrit le sort fait aux luxurieux : « La tourmente infernale, qui n’a pas de repos, / mène les ombres avec sa rage, / et les tourne et les heurte et les harcèle. » C’est ce tercet qui est la clé de notre spectacle : une adaptation écrite exclusivement à partir des dialogues de Balzac modernisés, la troupe au grand complet en costumes contemporains, une énergie de jeu frénétique, aucun décor. La scène du théâtre, devenue un espace furieux, est comme balayée par un grand vent infernal. Nos personnages n’ont plus rien à quoi se raccrocher. Tous s’agitent et s’affrontent dans un espace désespérément vide. Ils devront, à un moment ou à un autre, tomber hors de scène, comme on tombe hors de vie. Leur lutte est une lutte sans espérance, et sans merci. Nous travaillons ici dans un esprit balzacien : avec une ambition folle et des moyens pauvres. » Pour conclure cette trilogie balzacienne, les comédiens et comédiennes jouent vite, précis, ample, changent de masques et racontent dans l’allégresse la violence du monde. C’est stupéfiant de beauté sombre, d’intelligence conceptuelle, et d’humilité car « Le Nouveau Théâtre Populaire » loin de défendre des egos se veut offrir aux spectateurs un moment de théâtre spectaculaire au service de la parole de Balzac (l’auteur est joué par Frédéric Jessua également aux synthétiseurs et à la guitare), le tout rendu dans toute son éclatante modernité. Les spectateurs de La Criée, son patron Robin Renucci en tête, ne s’y sont pas trompés qui ont fait un triomphe à ce spectacle rare et à cette troupe qui l’est tout autant.
Jean-Rémi BARLAND
« Notre comédie humaine » Trilogie Balzac par Le Nouveau Théâtre Populaire. Texte édité par Esse que éditions – 324 pages – 15 €.
Spectacle en trois épisodes avec intermèdes Les Belles Illusions de la jeunesse (opérette) adaptation et mise en scène Émilien Diard-Detœuf composition Gabriel Philippot / Illusions perdues (comédie) adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman / Splendeurs et misères (tragédie) adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel / La Dernière Nuit (intermèdes) conception et mise en scène Pauline Bolcatto
Au Théâtre de La Tempête – Route du Champ de Manœuvre – 75012 Paris – Représentations du 2 au 24 novembre 2024 mercredi > vendredi 20h – samedi et dimanche 15h
Salle Serreau • Durée : 1h25 / 1h50 / 1h45 / 6h40 avec 2 entractes – relâche les lundis et mardis week-end : intégrales – 30 min avant chaque représentation, retrouvez les impromptus de La Dernière Nuit de Balzac dans le hall du théâtre – rencontre avec l’équipe artistique jeudi 14 novembre
Réservations et renseignements : Tel 01 43 28 36 36 ou sur la billeterie en ligne sur le site du Théâtre de La Tempête