D’emblée on est saisis : « Une paillette d’or est un disque minuscule en métal d’or percé d’un trou. Mince et légère, elle peut flotter sur l’eau. Il en reste quelquefois une ou deux accrochées dans les boucles d’un acrobate. Cet amour – mais presque désespéré, mais chargé de tendresse- que tu dois montrer à ton fil, il aura autant de force qu’en montre le fil de fer pour te porter. Je connais les objets, leur malignité, leur cruauté, leur gratitude aussi. Le fil était mort -ou si tu veux muet, aveugle- te voici : il va vivre et parler. » Ainsi débute ce texte incendiaire paru pour la première fois en septembre 1957 dans le numéro 79 de la revue « Preuves » sous le titre « Pour un funambule » et repris en 1958 aux éditions de L’arbalète, puis en 1979 dans le tome V de ses œuvres complètes « Le funambule » de Jean Genet tient à la fois de la lettre à un jeune danseur et de l’art poétique.
«Genet s’y exprime en maître, non en donneur de leçons, en guide de lui-même, et de son protégé, méditant en poète, à voix haute sur le statut de deux artistes apparemment sans parenté, le funambule et le dramaturge. Le dramaturge est un artiste de l’ombre dont on ignore les traits, le funambule est une star sur qui tous les feux sont braqués, et qui soigne particulièrement son maquillage et son costume : l’un travaille avec sa tête, l’autre avec son corps, en athlète soumis à un entraînement intensif, de haute technicité ; le dramaturge a tout le temps de « se reprendre », de se corriger, le funambule connaît la chance de scintiller pendant dix secondes, tout en prenant le risque de tomber (…), le dramaturge crée ex nihilo, porté par sa seule imagination, le funambule est un artisan qui se collette avec une matière, l’acier du fil qu’il doit connaître, contrôler, apprivoiser », nous indique-t-on en page 1325 dans l’édition de La Pléiade « Théâtre complet » de Jean Genet, présentée, établie et annotée par Michel Corvin et Albert Dichy.
Une œuvre dédiée à son amant Abdallah Bentaga
Quand Jean Genet publie Le Funambule en 1958, il est déjà un auteur de pièces de théâtre et de romans si reconnu que sa consécration par Jean-Paul Sartre le freine dans son élan créatif. C’est en s’adressant à son jeune amant Abdallah Bentaga, que Jean Genet revient à l’écriture. De cet apprenti acrobate, il va faire un funambule parcourant les plus grands cirques du monde en lui payant les meilleures formations en la matière. Il l’encourage.. Dans ce texte qu’il lui dédie, où il défie la solitude et sonde le corps, Jean Genet qui rencontra Abdallah Bentaga vers la fin de l’année 1956 et qui fut avec Jean Decarnin l’un des deux jeunes gens qu’il aura selon ses propres dires « le plus aimé », lui fait apprivoiser la chute, la mort et l’art. Mais, attention, le texte n’est en rien informatif sur les relations amoureuses de Genet avec Abdallah, qui n’est jamais cité.
« Le funambule » est une réflexion, sur les rapports d’un écrivain avec un artiste en aucun cas un manifeste, et une expression d’une sensualité exacerbée. Philippe Torreton l’a voulu ainsi et c’est pour cela qu’on le voit parfois dans la peau de Genet à sa table, travaillant, tordant les mots, les raturant, enrichissant ses phrases, peaufinant ses intentions. Gageure que d’avoir proposé de faire un spectacle à partir d’un texte au final peu théâtral en fait, dont Philippe Torreton s’est acquitté avec, lui qui a joué Cyrano, un évident « panache ». Nous avons ainsi, à d’infimes coupures près liées aux répétitions descriptives de Genet, (une page enlevée environ sur les 42 publiées) « Le funambule » présenté dans son entier et on comprend alors les enjeux du projet de l’auteur.
« Que dit le funambule en abordant son fil ? »
« Que dit le funambule en abordant son fil. Ou qu’aimerait-il dire ou bien que pense-t-il. Il dit qu’il est fragile et que la terre est basse. Il pense que son fil faudrait pas qu’il se casse. Il a peut-être peur ou bien peut être pas. Peut-être bien qu’il aime quelque part en bas. Mais il n’y pense pas car c’est une autre histoire. Il n’a plus de visage, il n’a plus de mémoire. Mais il marche, pourtant, il marche lentement. Il ne veut pas penser qu’on le ferait tomber. Pour rien, pour voir, sans méchanceté Ce n’est pas méchant de souffler. De s’amuser à balancer le fil de sa vie. Le fil de sa vie », chantait Anne Sylvestre dans une de ses œuvres bouleversantes, développant, même si elle n’y a pas fait sciemment allusion l’idée de Jean Genet qui lance au funambule : « sur ton fil tu es la foudre ».
Belle comparaison de l’auteur qui, renversant les choses, s’interroge ici sur que dire au funambule qui aborde son fil et dont s’est emparé Philippe Torreton dans ce spectacle admirable d’intensité, d’émotion, de densité artistique. Pour cela l’acteur qui est aussi le metteur en scène s’est entouré du fildefériste Julien Posada, formé à l’Académie Fratellini et passé par le Cirque du Soleil, et du musicien Boris Boublil, compagnon de route d’Emily Loizeau et de John Parish.
« Jean Genet est un incendiaire »
« Les mots de Genet occupent un espace intime, une blessure que l’on pensait secrète. L’effroi du corps à l’instant de la chute, le point de basculement. « Le Funambule » est un texte étalon pour comprendre son œuvre», confie Philippe Torreton. Et d’ajouter : « Contrairement à la plupart des auteurs, Genet n’est pas animé d’un désir farouche d’être entendu, d’être compris. Il veut enflammer, c’est un incendiaire. »
Acteur qui ne semble pas jouer mais paraît incarner le personnage qu’on lui confie, Philippe Torreton porte comme on l’a signalé « ce rôle spectral avec autant d’ardeur qu’il en a eu pour les figures de Richard III, Scapin, Cyrano, Galilée, et tant d’autres -(on se souvient de ses prestations aux côtés de Vincent Garanger dans « J’ai pris mon père sur mes épaules » et « Lazzi » de Fabrice Melquiot)- qu’il a incarnées pendant des décennies». Il s’est entouré ici du fildefériste virtuose, Julien Posada, qui, formé à l’Académie Fratellini et passé par le Cirque du Soleil, demeure impressionnant dans ses interventions physiques d’une intensité aussi brûlante que le texte, et du musicien Boris Boublil, compagnon de route d’Emily Loizeau et de John Parish qui joue ses sublimes partitions originales tout le temps du spectacle. « On n’est pas artiste sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé » ou insistant sur l’idée que c’est la misère qui fait danser Genet écrit : « Cela m’amène à dire qu’il faut aimer le cirque et mépriser le monde » ». Philippe Torreton qui a ressenti tout cela de l’intérieur bondit lui aussi, et par instants, un projecteur à la main éclaire le funambule sur son fil, et c’est inoubliable. Les ambitions de ce spectacle magnifié, aussi par les lumières de Bertrand Couderc, les costumes de Marie Torreton (la fille de Philippe qui nous avait bouleversés en tant qu’actrice dans « Prière aux vivants » lors du dernier Off d’Avignon), des décors représentant le foutoir très organisé d’un cirque, sont de nous enflammer à la hauteur de l’ardeur de ce poème. Et, hymne au théâtre en filigrane, d’y parvenir sans temps mort ni moments plus faibles que l’autre.
Jean-Rémi BARLAND
« Le funambule » de Jean Genet. Avec Philippe Torreton (jeu), Boris Boublil (musique), Julien Posada (fil de fer). Au théâtre de la Friche de la Belle de Mai – 41 rue Jobin – 13003 Marseille, dans le cadre de la programmation du Gymnase, hors les murs. Jusqu’au 21 décembre à 20heures sauf le mercredi 18 décembre à 19h. Plus d’info et réservations sur lestheatres.net