Marseille. Théâtre des Bernardines. Stanislas Nordey impressionnant dans « La question » fragment du cauchemar du monde

Dans ce seul en scène, Stanislas Nordey vient de proposer « La question », le récit que Henri Alleg  adapté par Laurent Meininger.

Destimed Stanisla Nordey dans La Question Photo Jean Louis Fernandez
Stanislas Nordey dans « La question » photo Jean-Louis Fernandez

« Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence. » Ainsi débute « La question », le récit qu’Henri Alleg publia en 1958 et où il témoigna des tortures que lui ont infligé les parachutistes français après son arrestation par l’armée française le 12 juin 1957 pendant la guerre d’Algérie. Une incarcération faisant suite à l’interdiction en 1955 du journal dont il était le directeur. Texte important publié aux éditions de Minuit (constamment réédité en poche) que l’État fit interdire, « La question » connut néanmoins malgré la censure de l’époque un succès immédiat et un écho retentissant. Cette pierre jetée dans le jardin des exactions commises au nom de la raison d’état, et, où l’auteur né à Londres en 1921 et mort à Paris en 2013 s’abstient de tout pathos s’en tenant aux faits bruts et brutaux demeure aujourd’hui un manuel de résistance et un véritable classique.

Un fragment du cauchemar du monde

En faire une pièce de théâtre tenait de la gageure. L’adaptation signée Laurent Meininger frappe par sa sobriété, son intelligence, son sens artistique aussi. Le metteur en scène précise clairement en ces termes ses intentions : « Sur le plateau bien sûr, c’est du théâtre… mais l’histoire est vraie : la reconstitution mentale, la convocation du souvenir, le partage de l’abomination. Pour moi, tout part de cet endroit de la cellule, de ce rituel quotidien d’écriture sur des feuilles détachées de papier toilette. Car “La Question” naît au moment où son avocat demande à Henri Alleg d’écrire dans sa cellule de la prison de Barberousse, à l’insu des gardiens, ce qu’il a subi trois mois auparavant dans les chambres de torture de la villa Sésini. » « Son avocat, poursuit-il, lui demande un témoignage destiné à une action en justice ; l’instruction des faits doit par conséquent être rigoureuse. Henri Alleg s’inflige la torture de les revivre dans des détails inouïs d’une précision clinique. Son corps abimé produit un effort considérable d’introspection. »

Selon Laurent Meininger : « Reconstituer la torture avec minutie ne va pas de soi quand on en a été la victime. Étendre au vu de tous le linge sale de la France ne va pas de soi quand on risque la mort. » « Le linge sale, voilà l’ennemi », dira plus tard Henri Alleg. « La Question » est un fragment du cauchemar du monde, un écrit de combat, un acte militant.

Laurent Meininger apportant également des précisions sur le cheminement de l’écriture du texte : «Dans sa cellule, Henri Alleg ne dispose que de brefs moments pour se consacrer à l’écriture clandestine de son témoignage. Plusieurs mois lui seront nécessaires pour venir à bout de ce court récit. Il est essentiel aussi que ces écrits parviennent à l’extérieur. Les membres du collectif des avocats communistes se chargent de cette mission. Par l’intermédiaire de plusieurs autres détenus et de leurs avocats, le manuscrit est sorti feuille par feuille de la prison de Barberousse. Henri Alleg n’a donc pas la possibilité de relire les feuilles déjà écrites avant de poursuivre. Sa mémoire est son unique repère, pour la torture qu’il a subie comme pour le récit qu’il en fait. Il est également contraint de ne pas lire à voix haute ce qu’il écrit. Le faire pour lui-même ou pour ses co-détenus serait trop risqué. Il pourrait mettre en danger d’autres que lui. On porte au théâtre un texte que l’auteur n’a pas eu la possibilité de relire intégralement ni d’oraliser dans sa cellule au moment de l’écriture. »

Stanislas Nordey stupéfiant dans ce récit clinique

Seul en scène Stanislas Nordey est stupéfiant de réalisme et porte jusqu’à l’incandescence ce texte qui n’a pas été écrit pour le théâtre. Durant une heure cinq il semble ne pas jouer, réussissant à incarner l’auteur et surtout à montrer combien ce récit clinique ne fait jamais appel à l’émotion. Que signifie résister ? Comment réagir face à la peur ? Face à la douleur physique ? Jusqu’où est-on capable d’aller pour défendre son idéal ? Autant de questions posées en filigrane par cette parole nue telle que la laisse se développer Laurent Meininger qui insiste sur le fait que « monter “La Question” c’est aussi rappeler que la torture existe toujours et que les principaux assassins sont les États, hier comme aujourd’hui. » Un moment théâtral (car c’en est un) grand, digne, droit et citoyen.

Jean-Rémi BARLAND

Articles similaires