Ils entrent en scène et nous voilà d’emblée conquis. Elle, c’est Catherine Jacob, comédienne aguerrie, au talent explosif qui incarne Agathe Royale, une grande diva du théâtre tantôt tragique, tantôt excentrique, mélange de Sarah Bernhardt, Edwige Feuillère, Elvire Popesco, Sophie Desmarets, Jacqueline Maillant, ou Arletty mâtinée de Maria Casarès. Lui, c’est Quentin, un jeune comédien interprété par Brice Hillairet, dont chaque apparition sur les planches (on l’a vu dans « La grande musique » où il était poignant) suscite admiration et enthousiasme. Les voilà réunis dans « Agathe Royale » de Jean-Benoît Patricot, qui, encouragé à ses débuts dans l’écriture par François Truffaut, signa avec « L’aquaboniste » un des grands moments du off d’Avignon.
Un décor coupé horizontalement
Dans un décor coupé horizontalement (partie inférieure dans l’ombre, partie supérieure habillée d’un immense écran) Agathe et Quentin échangent de manière d’abord très professionnelle, puis extrêmement intime. Une parole qui fuse, pleine de remarques inattendues, illustrant en cela l’idée de Diderot selon laquelle « rien ne se passe exactement sur la scène comme en nature », tout ici est virtuosité, drôlerie, émotion. « Le beau, c’est l’imprévu », disait aussi Thomas Bernhard, et prenant le spectateur à contre-courant de ce qu’il attend, lui apprendra que Quentin, enfant élevé sans père voue depuis l’enfance à Agathe une dévotion sans limites au point de lui avoir fait envoyer anonymement des dizaines, voire des centaines de fleurs des tulipes planches Agathe royale avec des lettres déposées à chacun de ses anniversaires. Et le public marseillais du Toursky d’être séduit et fasciné par cette pièce qui remue les cœurs comme les âmes.
Une réflexion sur le théâtre
Et que se disent-ils en priorité ces deux-là ? Qu’il faut savoir quitter sans douleur ce qu’on a adoré. Pour Agathe ayant joué Marivaux, Molière Anouilh, Goldoni, l’auteur qu’elle affectionne le plus demeure Harold Pinter, où dans son théâtre « il n’est pas besoin d’apprendre des tartines de texte » car « c’est tellement resserré et épuré que tu peux même continuer à jouer entre les répliques Avec Pinter, tout est dans le sous-texte. » Et Quentin de répondre qu’arrivé dans ce métier par le biais du « Songe d’une nuit d’été », que chanter c’est aussi du théâtre, il croit plus au paradoxe du comédien cher à Diderot qu’au charme. On assiste en fait à un échange vif en forme de réflexion sur le théâtre, où Agathe fend l’armure démolissant de fait le quatrième mur, celui qui la séparait de la vie réelle.
Christophe Lidon, metteur en scène virtuose
Créée le 30 mars 2023 au Cado d’Orléans, reprise aux Gémeaux d’Avignon, dans le cadre du Off, Agathe Royale est une pièce à tiroirs où Catherine Jacob, tout simplement impériale, et Brice Hillairet hilarant autant que bouleversant sont servis à la mise en scène par Christophe Lidon patron du Cado et artiste exigeant qui a la particularité de ne jamais louper un spectacle. Si son travail de mise en scène se veut accompagnateur du texte en évitant paraphrases et boursouflures, il offre des instants inventifs, choisis par lui, comme lorsque Catherine Jacob se glisse sans la peau d’Agnès du Molière de « L’école des femmes » et de sa célèbre réplique « le petit chat est mort ». Changement de voix, de ton, course autour du personnage de Quentin, l’actrice bondit, et impose définitivement, si besoin était, son talent et son énergie multiformes. On notera avec un final où s’exprime le héros de la pièce «Le songe d’une nuit d’été » la beauté formelle d’un texte qui, édité aux éditions « Les cygnes » est de bout en bout un beau moment de littérature. Que c’est beau et vivifiant du théâtre populaire jamais populeux, qui demeure un hymne aux dramaturges et aux interprètes qui avec humilité les servent… sans se servir d’eux.
Jean-Rémi BARLAND
« Agathe Royale » par Jean-Benoît Patricot. Éditions Les cygnes, 76 pages, 12 €
Rencontre avec le comédien Brice Hillairet
Il a travaillé avec Jacques Lassalle pour la création de Loin de Corpus Christi de Christophe Pellet, au Théâtre de la Ville et avec Gilbert Désveaux dans Perthus et R.E.R de Jean-Marie Besset. Il a joué dans les spectacles de Pierre Notte C’est Noël tant pis, Sortir de sa mère, La chair des tristes culs, Ma folle otarie au Théâtre du Rond-Point et au Lucernaire. Il joue pour le OFF d’Avignon Récréation, mise en scène de Dominique Guillo, puis La Grande Musique de Stéphane Guérin. En tournée, il joue Jeanne de Jean-Robert Charrier mise en scène de Jean-Luc Revol, et revient à Paris avec La Souricière d’Agatha Christie mise en scène par Ladislav Collat à la Pépinière, et en 2022, Le Menteur de Corneille monté par Marion Berry au Théâtre de Poche-Montparnasse. Au cinéma, il a tourné avec Ducastel et Martineau Nés en 68, Franck Guérin Un jour d’été, Pierre Niney Pour le rôle, Jeanne Herry Pupille. A la télé, on l’a vu récemment dans Tandem, L’Art du Crime ainsi que dans les saisons 5 et 6 de la série Caïn.
En 2017, il a reçu le prix de la critique SACD aux côtés de Philippe Caubère puis une nomination pour le Prix Beaumarchais du Figaro. En 2018, il est finaliste du concours Jeunes Metteurs en Scène du Théâtre 13 avec la pièce d’André Roussin Lorsque l’enfant paraît. En 2020, il reçoit le Molière de la Révélation Masculine pour son rôle dans La Souricière I. Il est aujourd’hui un comédien qui compte. Attentif aux autres, aimant le contact, Brice Hillairet a répondu à nos questions.
On vous a vu au Théâtre dans « La Grande musique », où vous étiez poignant. On vous a trouvé stupéfiant dans « Hedwig and the angry inch » en tournée dans toute la France. On vous a applaudi dans la pièce de Patricot « Agathe royale », et trouvé inventif au cinéma dans des films comme « Nés en 1968 » de Ducastel et Martineau ou « Pupille » de Jeanne Herry. Comment choisissez-vous vos rôles et comment êtes-vous arrivé sur ce projet «Agathe Royale» ?
Les films de Jeanne Herry et Ducastel et Martineau sont des grands films, vous êtes gentil de m’y trouver inventif mais ce sont des toutes petites participations. J’ai peu tourné mais avec des grands cinéastes, je préfère cela que l’inverse, c’est très formateur et aussi réjouissant de faire partie d’une œuvre importante et aboutie. Aujourd’hui, je choisis les rôles qui me challengent, qui m’emmènent dans des zones que je n’ai pas encore explorées. Depuis un moment, Christophe Lidon et moi voulions travailler ensemble. Quand il m’a proposé un binôme avec la grande Catherine Jacob, actrice géniale de mon enfance, j’ai été très honoré.
Comment avez-vous abordé ce rôle ?
Quentin est un jeune homme qui sort du conservatoire. Tout le travail était de me remettre à cette place d’acteur qui débute, qui est impressionnable (je le suis toujours d’ailleurs), qui a peur (ça ne change pas non plus), mais qui veut prouver beaucoup de choses (oui bon en fait rien ne change vraiment avec le temps). J’ai adoré me remémorer mon regard novice posé sur les grandes et les grands que j’ai croisés au théâtre ou sur des tournages (Catherine Hiegel, Evelyne Buyle, Jean-François Stévenin, Tania Torrens, Marianne Basler, Didier Sandre, Andréa Ferréol…)
Comment avez-vous travaillé avec Catherine Jacob, et comment vous a-t-elle accueilli ?
Catherine est une grande actrice, et notamment, comme tous les grands, parce qu’elle est vulnérable. Elle remet le titre en jeu à chaque fois, elle ne tient rien pour acquis, et sa confiance doute et vacille. Alors elle m’a accueilli en m’accordant toute sa confiance et en me faisant croire qu’elle allait avoir besoin de mon aide. En réalité, c’est un ping-pong permanent, une bonne balle peut être bien rattrapée, une mauvaise c’est plus compliqué. Nous avons beaucoup travaillé en trio avec Christophe Lidon qui nous donnait des clefs essentielles, mais aussi beaucoup à deux en tête à tête pour que le texte devienne le plus fluide et le plus immédiat, le plus évident possible.
Quels sont les points rajoutés à la pièce par le metteur en scène Christophe Lidon ?
Christophe, en accord avec l’auteur Jean-Benoît Patricot, a tenu à étoffer le personnage de Quentin. Ainsi sont nés un très beau monologue dans lequel Quentin s’adresse à sa mère dont il s’est, à seulement 25 ans, définitivement éloigné, et une chanson (composée par Cyril Giroux) car la pièce est un hommage à toutes les formes de théâtre.
Que représente cette pièce pour vous qui semblez avoir mis beaucoup de votre propre parcours dans ce personnage ?
Je ne crois pas avoir mis beaucoup de mon parcours, non, pas vraiment. Quentin est plus insolent que moi, plus abîmé aussi sans doute. Mais bien sûr, ce sont bien mes failles à moi que j’ai utilisées pour faire exister les siennes. Comme toujours.
Préférez-vous jouer au théâtre ou au cinéma ?
Pendant longtemps, je ressentais physiquement qu’être sur scène m’était vital. Aujourd’hui je me suis toujours aussi heureux sur scène mais tout de même rassasié, comblé. Je travaille donc à l’écriture de projets de cinéma.
Qu’est selon-vous une grande pièce ?
Si on avait la bonne recette, pas un seul auteur en suivrait une différente, non ? C’est comme tout projet artistique, il faut surtout au final une sincérité absolue. S’il y a de la fabrication, ça se voit, et on n’aime pas ça voir les ficelles, les trucs.
Un grand auteur ?
Wajdi Mouawad. La sincérité intégrale, pas l’ombre d’un doute.
Un grand metteur en scène ?
Wajdi Mouawad, encore et toujours qui incarne la liberté totale d’un auteur-créateur et, ce n’est pas rien, directeur d’un grand théâtre national, qui a su s’entourer aussi des bonnes personnes à tous les endroits.
Quels sont vos films préférés ? Vos pièces préférées ?
C’est si vaste. J’aime autant « Pierrot Le Fou » et « La femme d’à-côté » que « Les dents de la mer » ou « Les demoiselles de Rochefort ». Mes goûts sont très éclectiques.
Envisagez-vous d’écrire, pas forcément du théâtre d’ailleurs, et êtes-vous tenté par la mise en scène ?
Je commence à travailler sur un scénario, et la mise en scène est en train de devenir une urgence pour moi. Raconter une histoire à ma manière, et travailler avec des actrices et des acteurs de génie, je ne pense qu’à ça depuis quelques temps.
Quels sont vos projets ?
Immédiatement, continuer de jouer et de porter le plus loin possible mon spectacle musical « Hedwig and the angry inch » avec mon metteur en scène Dominique Guillo. Nous jouons désormais à La Scala et partons en tournée dans quelques semaines (notamment Avignon le 1er mars et Marseille le 8 mars). C’est une aventure théâtrale et humaine qui me tient tant à cœur.
Propos recueillis par Jean-Rémi BARLAND