Connaît-on vraiment ceux avec qui l’on vit ? En général oui mais parfois la personnalité, comme les agissements de tel(le) ou tel(le) sont cachés et quand ils ou elles sont démasqués stupéfient ceux qui les découvrent. Le roman de Karine Tuil « L’invention de nos vies » illustre à lui seul ce constat.
En un peu plus d’une heure trente l’adaptation théâtrale flamboyante et très fine du livre réalisée par Johanna Boyé (qui signe aussi la mise en scène) et Leslie Menahem nous emmène dans un labyrinthe familial semé de surprises pour le moins dramatiques. Plaçant au centre cette phrase : «Avec le mensonge on peut aller très loin, mais on ne peut pas en revenir » le récit nous fait suivre le parcours d’un homme dont on nous dit qu’il fête ses quarante ans et dont la réussite professionnelle est éclatante.
Tout semble en effet réussir à Samuel Tahar. Pourtant sa vie est une imposture. On peut résumer l’intrigue en ces termes : «Brillant avocat dans un prestigieux cabinet, marié à la fille de l’une des plus puissantes familles juives du pays, il a emprunté les origines juives de son ex-meilleur ami, pour diriger une succursale à New-York. Samir est devenu Samuel ou tout simplement Sam pour échapper à la pauvreté des cités du 93 et se faire une place dans la société. En effaçant ses origines et la consonance arabe de son prénom, très vite sous cette fausse identité et grâce à son charme, il connaît la gloire. Il n’imaginait pas que son passé d’enfant des cités, révolté, violent, sans repères ni avenir franchirait l’océan pour le rattraper. »
Et la chute puis la renaissance seront d’une force inouïe. Intervention de la police américaine, incarcération de Sam pour soupçon d’aide terroriste (ce qui n’est bien entendu pas le cas), évocation de la douleur des victimes d’attentat, L’invention de nos vies propose une traversée théâtrale des grands maux de notre siècle -le mensonge, l’imposture, la réussite à tout prix-, portée par une galerie de personnages ambivalents que nous suivons dans leur quête d’un bonheur qui leur échappe.
Une épopée contemporaine
C’est au final une épopée contemporaine, entremêlant des intrigues complexes, qui se transpose en une succession de tableaux enfiévrés.. « À la première lecture de ce roman», expliquent d’une seule voix les adaptatrices du roman « nous avons toutes deux eu la réelle sensation d’avoir effectué un marathon. La vitesse de son récit, la fièvre qui anime ses personnages, l’extrême modernité de ce qui s’y raconte, ce portrait intransigeant d’une société qui pousse à la réussite à tout prix, nous ont emportées et beaucoup émues. C’est un texte qui nous a paru nécessaire de porter à la scène, tant pour la force de son écriture, que pour l’actualité des situations et enjeux qu’il évoque. Les images y sont très fortes, les personnages extrêmement bien décrits, au point qu’ils nous ont immédiatement paru vivants. L’évidence de donner à voir cette histoire sur un plateau de théâtre est là. Nous souhaitons que le public puisse faire corps à corps avec elle, pour sa dimension profondément humaine. »
Pari réussi. Le public adore et adhère. La pièce est un succès. La mise en scène y est très cinématographique, avec un rythme soutenu, haletant, porté par des acteurs impliqués, jouant avec un esprit de troupe. On notera des changements de costumes rapides, des scènes courtes et intenses. Et surtout « une scénographie toujours en mouvement qui permet de transformer le plateau en différents espaces, de créer des images très rapidement et d’en changer de façon fluide, de glisser de New-York à Paris, de l’atmosphère bourgeoise d’un loft à la désuétude des barres HLM. », précise la metteuse en scène.
Les sept comédiens Valentin de Carbonnières (Molière 2019 de la Révélation Masculine), Nassima Benchicou, Brigitte Guedj, Élisabeth Ventura, Mathieu Alexandre, Yannis Baraban, Kevin Rouxel interprètent avec virtuosité la trentaine de personnages qui gravitent autour de notre héros, Sam Tahar. On ajoutera que le travail de mise en scène est complété et enrichi par l’équipe de collaborateurs fidèles qui travaille régulièrement avec Johanna Boyé et avec laquelle elle initie et développe son langage de narration dramatique et visuelle : la création lumière permet de focaliser l’attention du public en fonction des partis pris de mise en scène, elle intensifie le rythme et la façon dont avance l’intrigue en découpant les espaces et en sublimant les secrets et les désirs des personnages, la création sonore, omniprésente, accompagne leurs fantasmes, leurs rêves et leurs désillusions… Avec un humour qui n’est pas sans rappeler le Lubitsch du film « The shop around the corner ».
Un thriller théâtral
Du coup ce qui demeure un thriller théâtral avec une fin explosive est un choc émotionnel pour le spectateur doublé d’une réflexion puissante sur les notions d’engagement, de transmission, et de fidélité à ses racines. Une restitution forte et sans paraphrases d’une œuvre qui l’est tout autant.
Jean-Rémi BARLAND
« L’invention de nos vies » de Karine Tuil. Adapté au théâtre par Johanna Boyé et Leslie Menahem – Texte de la pièce disponible aux Éditions de La librairie Théâtrale. 15€