Publié le 3 décembre 2014 à 21h28 - Dernière mise à jour le 27 octobre 2022 à 18h30
Libre expression d’Alain Cabras, consultant en dynamiques méditerranéennes et intelligence interculturelle, Universitaire à Sciences Po Aix
Le Pape François a posé un nouveau cadre de réflexion sur la Méditerranée devant le Parlement européen le 26 novembre dernier. L’image, définitive, du «cimetière», dans un discours sur une Europe «grand-mère» fatiguée et frappée d’amnésie sur ses origines, doit au moins avoir pour vertu d’éveiller les Européens sur ce qui les attend en ce siècle.
Certes, cette image forte est avant tout celle d’un religieux, le Vicaire du Christ dont la mission est le combat permanent du Vivant contre les Ténèbres. Mais elle ne peut faire oublier qu’elle est aussi celle d’un chef d’État, celui du Vatican contre les autres puissances du Vieux continent qu’il juge bien peu humaines devant le drame des réfugiés. C’est donc bien d’un point de vue politique qu’il faut entendre ou, à tout le moins considérer, la mise en garde de François : la Méditerranée ne peut pas être un objet politique non identifié.
Or, depuis l’avènement des révoltes et révolutions arabes (en rien printanière sauf pour la Tunisie), paradoxalement, l’idée méditerranéenne n’a cessé de reculer et se fragmenter sur ses trois rives. Cette réflexion de François appelle une nouvelle vision de la Méditerranée de la part des Européens et des Français en particulier.
Une Méditerranée sous pression comme jamais
Les soulèvements populaires arabes ont bouleversé incontestablement la politique méditerranéenne de l’Union Européenne. C’en est fini de la résumer à l’approvisionnement énergétique du monde, à la participation de la sécurité de nos frontières et à contenir les flux migratoires en Méditerranée occidentale. Désormais, la Méditerranée concentre la diversité et la violence du plus grand nombre de tensions géopolitiques durables du monde.
Le premier axe de tensions euro-méditerranéennes est celui de la maîtrise des flux migratoires vers le Nord. Les pays du Maghreb sont soumis à l’afflux journalier des candidats à l’émigration africaine et se retrouvent en première ligne de ce drame. L’absence d’intégration de la zone sud du grand Bassin a donc un coût considérable sur l’évolution des sociétés elles-mêmes, sur leurs capacités à se nourrir, à répondre à leurs besoins premiers et éducatifs nationaux. Les sociétés sud méditerranéennes se contractent et freinent leur développement social et sociétal. L’islamisme se nourrit de cette précarité.
Le deuxième facteur majeur de tensions s’inscrit dans une dynamique «Est-Ouest». La guerre syrienne, la menace d’implosion du Liban, la guerre dans la bande de Gaza entre Israël et le Hamas signifient la déstabilisation de la région «est-méditerranéenne» durablement. Plus à l’Est encore, l’Ukraine rajoute à l’instabilité du monde euro-méditerranéen tout entier, en rappelant qu’une autre puissance estime vitale son influence en Méditerranée: la Russie. Le troisième axe de tensions sociétales majeures est l’entrée, durablement, dans la destruction de l’environnement et de l’écosystème méditerranéens. La sur-urbanisation du Sud est commencée. Les populations rurales cherchent du travail, veulent quitter des zones climatiques extrêmes et subissent le choc culturel de la perte de leurs modes de vie traditionnels. Dans le monde périurbain, s’ajoutent des problèmes colossaux d’eaux usées ou polluées, de gestion des déchets dans un urbanisme non maîtrisé.
Une autre vision pour Trois Méditerranée
Au Nord, les pays du sud de l’Europe cherchent à sauver leur modèle de développement et de création de richesses qui donnait depuis 2008 une crise financière et le chômage de masse. Ces pays sont, désormais, tournés à nouveau vers la problématique de l’intégration européenne. C’est la Méditerranée de la Conservation, celle que dénonce le Pape. Au Maghreb, les équilibres entre revendications démocratiques et réformes des États et des territoires est à trouver. C’est la Méditerranée de la Réforme institutionnelle mais aussi celle du déchirement identitaire et sociétal. A l’est, enfin, au Proche-Orient, inévitablement la paix reviendra après tant de destructions et avec elle un mode de distribution de l’espace politique inédit. C’est la Méditerranée de la Reconstruction qui amènera une nouvelle société.
Ces trois situations appellent réformes, rénovation et résilience. Elles sont au cœur des dynamiques sociétales qui ont émergé depuis trois ans. Considérées à tort à la «marge», ce sont elles qui font sens et tiennent le «tout». C’est la raison pour laquelle la diplomatie politique et économique européenne ne peut plus se penser en Méditerranée sans faire une place importante à la coopération décentralisée et l’économie sociale et solidaire. Bien plus que l’expression d’un supplément amical de la diplomatie «sérieuse» des États, ces deux actions tiennent lieu de matrice de liens entre des populations qui partagent cette notion de la rareté. En ce milieu méditerranéen de désespérance économique au sud et parfois au nord, voire de désespoir dû aux guerres à l’est, ces trois volets apparaissent comme une réponse immédiate en zone de forte destruction d’emplois. Enfin, impossible d’envisager ces deux articulations en termes de dynamiques, si elles ne sont pas associées à la jeunesse sous l’angle de l’émergence des leaders qu’elle porte en elle dans la zone. Autrement dit, universités et PME peuvent devenir des acteurs à part entière du renouveau de la relation euro-méditerranéenne, véritable ressort de création de culture entrepreneuriale dont la Méditerranée a besoin.
Innovation, réforme, reconstruction sont des axes d’une nouvelle vision possible de la Méditerranée qui n’annule pas les autres mais les obligent à se redéployer. Le Pape a donc bien eu raison de lier le sort de la Méditerranée à celui de l’Europe. Car, finalement, de l’aide que la vieille Europe pourrait apporter aux Méditerranéens, Elle en retirerait encore plus d’avantages pour Elle-même : Elle se régénérerait une fois de plus.