Publié le 7 mars 2020 à 19h43 - Dernière mise à jour le 4 novembre 2022 à 12h47
Marseille a histoire industrielle plus riche que le souvenir qu’on en a. Comme le rappelle l’historien Xavier Daumalin, Marseille a été un acteur brillant des deux premières révolutions industrielles, en intégrant les technologies les plus avancées dans des ateliers de grande capacité. Au-delà des huileries et des savonneries dont la mémoire a persisté, Marseille produisait dès avant 1860 des locomotives, des machines à vapeur pour la propulsion navale… Avec la seconde révolution industrielle de la chimie, de l’automobile, de l’électricité puis de l’aviation, Marseille s’illustre à nouveau et pas seulement pour le négoce portuaire et la transformation de produits agricoles. La chimie du soufre et de la soude, la métallurgie du plomb s’implantent dans les Calanques et au Nord de la Ville. Turcat-Mery construit des automobiles à l’emplacement actuel du stade Orange Velodrome. La société Énergie Electrique du Littoral Méditerranéen développe et exploite les ressources hydro-electrique et le réseau qui alimente Nice et Marseille à partir de l’usine électrique d’Allauch. Cet essor industriel et technologique local culmine symboliquement avec l’invention de l’hydro-aéroplane – le premier hydravion – que Henri Fabre, ingénieur et ancien élève de la Faculté des Sciences de Marseille, fait décoller au-dessus de l’étang de Berre, et dont on pouvait voir un exemplaire à l’aéroport de Marignane.
Une métropole high tech en devenir
Henri Fabre a justement donné son nom au Techno Centre de Marignane où s’inventent, dans l’écosystème d’Airbus, les technologies du futur de la mécanique des matériaux et des procédés industriels. Pourtant à Marseille, les usines ont fermé, laissant des sites pollués, des friches patrimoniales peu valorisées, souvent transformées en espaces commerciaux. L’histoire politique d’après-guerre a accéléré la désindustrialisation sans que la Ville sache bénéficier du développement des pôles industriels décentrés et de l’essor de domaines nouveaux à forte intensité technologique, comme la micro-électronique et l’aéronautique au cœur de la troisième révolution industrielle. Jusqu’à une période récente, on peut avoir le sentiment d’un assoupissement, d’une provincialisation qui contraste avec l’image de la ville monde conforme à l’histoire de Marseille. Malgré quelques belles histoires, ce repli vers l’économie immobilière et la rente foncière est à l’exact opposé des aventures entrepreneuriales et scientifiques des avant-guerres. La voie de la renaissance et du succès collectif est tracée par la grande Université Aix-Marseille-Université (AMU) réunifiée en 2012 grâce à l’action d’Yvon Berland. AMU est devenue la plus importante université francophone au monde et a su pu préciser très vite sa stratégie dans la santé, l’énergie, l’environnement et les technologies avancées et accroître ses marges de manœuvres par l’initiative d’excellence (IDEX) du Programme Investissements d’Avenir (PIA). La création en 2016 de la Métropole Aix-Marseille Provence a fait espérer la mise en cohérence de l’espace politique et de l’espace économique pertinent. Toutefois à ce jour, l’Université demeure le seul véritable objet métropolitain, un objet du reste largement ignoré par un personnel politique très éloigné de la science et à la technologie. Il faut ajouter le paysage des pôles de compétitivité, complété par la FrenchTech qui fédère les entreprises innovantes dans le secteur assez éclaté du numérique et gère cet objet singulier qu’est thecamp. Quoiqu’il en soit, une nouvelle dynamique est perceptible depuis 10 ans, qui doit maintenant pleinement se matérialiser par l’accompagnement politique pour construire la ville méditerranéenne durable de référence. Pour que Marseille retrouve le rang qui devrait être le sien compte tenu de la richesse scientifique du territoire, il faut prendre en compte la diversité des domaines de recherche et développement et des modèles d’innovation. L’analyse qui suit fait néanmoins abstraction du numérique qui irrigue tous les domaines, mais relève de problématiques spécifiques.
Les grands acteurs économiques du port et de l’industrie
Le grand port maritime est un atout décisif pour relancer l’activité économique. Cet univers est celui des investissements massifs portés par des grands acteurs dans une relation organique avec l’État. L’économie portuaire et de la grande industrie qui s’y rattache sont structurés par la conception des grands aménagements qui facilitent la circulation des produits vers l’hinterland et l’Europe et consolident la position concurrentielle en Méditerranée. Depuis le 19e siècle s’illustrent ici des figures d’ingénieurs volontaristes, souvent issus de grand corps d’État. L’engagement des capacités financières, de l’expertise et du poids politique de l’État est essentiel pour porter des innovations lourdes et structurantes, piloter des projets sur la longue durée, dépasser parfois les complexités locales en prenant l’initiative, comme c’est le cas pour Euroméditerranée.
Euroméditerranée ne porte pas seulement un projet d’aménagement à grande échelle, c’est aussi un espace d’expérimentation qui donne vie à des rêves d’aménageur appelés à diffuser dans le tissu économique au travers des entreprises partenaires, notamment par des démonstrateurs de ville innovante, incluant par exemple la géothermie marine à l’échelle d’un écoquartier. Ce modèle d’innovation lourde, lié à la géographie et donc par définition ancré dans le territoire s’applique au port lui-même aussi bien qu’aux industriels qui dépendent de la chaîne logistique portuaire. Le facteur déterminant pour la soutenabilité du modèle est la capacité à prendre en compte les impératifs environnementaux, qu’il s’agisse de l’impact sanitaire de l’industrie sur les populations ou de la décarbonation des activités. L’adhésion citoyenne est un pré-requis obligatoire, et au-delà de l’adhésion, la participation active dans la conception ou le déploiement d’éléments comme les démonstrateurs urbains. La municipalité doit accompagner les initiatives volontaristes en s’assurant de leur acceptabilité démocratique et de leur empreinte environnementale. La convergence entre l’innovation de ce modèle «portuaire» des grands acteurs économiques et l’innovation décentralisée des entrepreneurs scientifiques est un autre élément clé ; elle passe par les collaborations de R&D, par des démarches d’innovation ouvertes incluant incubateurs et accélérateurs, toutes approches qui relèvent des stratégies des entreprises elle-même, mais bénéficient grandement de la création de lieux partagés (on peut citer les incubateurs Obratori et CMA-CGM au Cisam) et de plateformes partenariales qui doivent déployées dans les campus, au plus près des laboratoires.
Entrepreneurs scientifiques : le modèle de la biotech
Totalement différent, (mais ni plus ni moins innovant) est l’univers des jeunes sociétés issues de la recherche universitaire qui visent à construire des situations de monopole mondial et donc à créer des rentes à partir d’une supériorité technologique qui se traduit en propriété intellectuelle et en position d’exclusivité. Le modèle type est celui de la biotech : une start-up est créée pour développer des médicaments innovants propriétaires en partant de découvertes scientifiques qui ouvrent de nouvelles perspectives thérapeutiques. Elle est financée par des apports successifs de fonds propres, les seuls revenus (mais ils peuvent être conséquents) provenant des accords de partenariats avec les grandes sociétés pharmaceutiques qui peuvent prendre en charge les étapes finales de développement et la commercialisation. Ce modèle développé aux États-Unis dans les années 1990-2000 a réellement boosté l’innovation thérapeutique et donné naissance à une fraction prépondérante des médicaments nouveaux commercialisés depuis 20 ans. L’horizon est immédiatement mondial : on ne développe pas un médicament pour un pays. Les besoins capitalistiques sont importants, car l’horizon de commercialisation peut être très lointain – typiquement 10 à 15 ans pour un médicament innovant- et les coûts des recherches sont élevés (de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de millions selon le champ thérapeutique après essais cliniques). Les start-up de la santé qui survivent ne sont pas des petites sociétés. Innate Pharma que j’ai fondée en 1999, compte plus de 200 salariés à Marseille, a levé auprès d’investisseurs un total d’environ 250M€ (en capital-risque, puis en bourse à Euronext et plus récemment au Nasdaq), et a tiré des revenus conséquents d’accords industriels (près de 500 millions de dollars au total). La présence de ces sociétés est un attribut métropolitain et un marqueur de l’attractivité du territoire par sa capacité à attirer et à retenir des talents extrêmement mobiles, qui évoluent dans un marché mondial. Mais la contrepartie est la faiblesse de l’ancrage territorial : l’issue fréquente en cas de succès est une acquisition par un grand groupe qui achète les actifs, les brevets, mais n’assure pas nécessairement la pérennité des activités sur le site historique et dans tous les cas restreint considérablement l’autonomie de décision de ce qui devient alors un centre de R&D lié à un siège social lointain. Cette fluidité impose de raisonner sur un flux de création et de sorties, et donc sur le développement d’une grappe d’entreprises à des stades différents de maturité, plutôt que sur le seul développement d’un leader, même si l’effet d’entraînement d’un succès éclatant joue bien sûr un rôle. La masse critique est essentielle pour permettre la mobilité des personnels sans qu’il soit nécessaire de quitter le territoire. Un objectif stratégique est l’émergence de véritables filières intégrées, incluant les services spécialisés et la sous-traitance qui peuvent créer plus d’emplois que des sociétés donneurs d’ordre qui externalisent une part essentielle de leurs couts (dans un rapport 1 à 7 à Cambridge). Dans la biotech, c’est toujours l’élément manquant à Marseille dans un ensemble par ailleurs très dynamique, qui en immunologie truste une part prépondérante des levées de fonds françaises.
Dans cet univers d’entrepreneuriat scientifique, l’intervention de l’État est indirecte mais très efficace. La France peut apparaître comme un véritable paradis pour les start-up technologiques qui bénéficient à la fois du dispositif JEI (Jeune entreprise innovante) et des réductions de charges afférentes, du crédit d’impôt recherche certes utilisé trop largement à l’avantage de grands groupes, mais qui diminue de façon substantielle les besoins de financement des start-up, sans omettre la prise en charge intégrale du recrutements des doctorants … un bouquet de dispositions sans équivalent qui confère un avantage compétitif décisif. Il revient aux métropoles de prendre la mesure de ces avantages pour travailler à leur échelle propre. Tout repose sur les personnes, sur la capacité à former, attirer et retenir les talents. L’attractivité c’est d’abord celle de la ville, de l’urbanité dans un environnement plaisant et aisé quant au logement, à la mobilité et à la vitalité culturelle, aux possibilités de scolarisation pour des anglophones. Sur ces différents sujets, c’est peu dire qu’il reste du travail. Un autre facteur essentiel est le dimensionnement de l’offre de formations spécialisées. Marseille produit quatre fois moins d’ingénieurs en proportion de la population que Nantes. Les ingénieurs formés à Marseille resteront plus volontiers dans la ville, et contribueront nécessairement au dynamisme entrepreneurial. Le choix des filières à stimuler est évidemment critique. Enfin, la métropole bénéficierait de la création de fonds d’investissements spécialisés territoriaux, une nouveauté entre les fonds thématiques investissant sur l’ensemble de la France -ou de l’Europe- et les fonds généralistes territoriaux qui par construction ne peuvent bénéficier de l’expertise sectorielle nécessaire. Il s’agit de connecter plus efficacement les projets de qualité avec l’écosystème financier international de leur secteur en s’appuyant sur des intermédiaires locaux compétents et sélectifs. A terme, la vitalité de la place s’appréciera sur la présence de fonds d’investissements spécialisés capables de travailler à partir de Marseille sur des projets de toute l’Europe.
Innovation diffuse : le bâtiment durable
Marseille ne peut prétendre à un statut de capitale économique sans que se consolident des filières d’excellence de niveau mondial dans la santé, l’énergie, les technologies avancées… Et Marseille pourrait consolider ces montées en gamme en expérimentant un modèle original d’innovation diffuse, distribuée, hyper-locale, impliquant les artisans dans le domaine du bâtiment durable et dans d’autres champs essentiels pour la construction de la ville durable. Un modèle intéressant est celui du centre pluridisciplinaire Amaco à Grenoble (projet soutenu par le PIA impliquant l’Insa Lyon, l’ESCPI, l’École d’architecture..), qui combine recherche, d’expérimentation collaborative et formation sur les matériaux bruts communs (terre, paille..), selon un schéma sans doute transposable à Marseille pour l’habitat méditerranéen. Des approches analogues d’innovation diffuse s’appliquent à d’autres aspects de la ville durable, entre low-tech et high-tech, innovation d’usage, services numériques pour la logistique et les mobilités, partage de ressources, recyclage et la réparation, voire demain fabrication décentralisée dans les fablabs de quartier. La politique publique doit ici permettre de mettre en réseau les savoirs et les savoir-faire, de créer les interfaces universitaires pertinentes en donnant la priorité à la formation à tous niveaux, de sorte que l’innovation ne soit pas l’affaire des seuls grands groupes et des entreprises dédiées à la valorisation de la recherche, mais le catalyseur d’une prospérité partagée.
Innovation verticale, décentralisée, diffuse : quel que soit le modèle, c’est ici que se situe la perspective majeure de renaissance économique de la ville, dans une relation organique avec l’Université. A la prochaine équipe municipale de donner les impulsions stratégiques et l’ancrage territorial pour construire la métropole hyper-industrielle, durable et inclusive que peut être Marseille. Qui peut mieux conduire cette transformation qu’Yvon Berland, fondateur visionnaire d’Aix-Marseille-Université ?
Hervé Brailly est président du conseil de surveillance de Innate Pharma et colistier dans les 9/10 pour la liste du candidat Yvon Berland soutenu par LREM