Publié le 9 avril 2017 à 11h52 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 16h01
Patrice Gueniffey est directeur d’études à l’EHESS et membre du Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron. Il est l’auteur de Napoléon et de Gaulle. Deux héros français (Perrin)
Eric Delbecque – Portiez-vous l’idée de ce livre depuis longtemps ? Quelles furent vos motivations pour l’écrire ?
Patrice Gueniffey – En préparant le «Bonaparte», publié en 2013, j’avais naturellement rencontré la figure du héros et l’idée du grand homme, si centrales dans l’imaginaire politique occidental et singulièrement français. C’est le lien avec cet exercice de parallèle dont l’origine a été purement fortuite : une demande de conférence, une nouvelle fois sur Napoléon, que j’ai déclinée, en ayant un peu assez de toujours raconter la même chose, en proposant d’y substituer une comparaison entre les deux grands hommes de l’Histoire de la France contemporaine, ce qui permettrait de traiter notre histoire à travers un angle particulier mais, de façon plus large. Une fois cette conférence donnée, je me suis dit : pourquoi ne pas écrire un livre sur cette question? En l’écrivant, je me suis aperçu que si les deux personnages me fascinaient, ils étaient la meilleure introduction que l’on puisse imaginer aux particularités de notre histoire, à commencer par ce véritable «besoin d’incarnation» qui nous vaut une telle liste de «grands Hommes», de «sauveurs», d’Hommes providentiels et de héros, au moins depuis Jeanne d’Arc qui fut notre premier grand homme.
ED – L’actualité politique entre en résonance forte avec votre ouvrage : la thématique maniée par Emmanuel Macron du «ni droite ni gauche» fait forcément écho au climat idéologique du bonapartisme et du gaullisme. Comment percevez-vous cette période électorale au prisme de vos préoccupations et de vos travaux ?
PG – Je crois que mon livre incite à éteindre télé et radios, couper Internet et s’adonner à des occupations plus intéressantes. Fréquenter d’authentiques grands hommes (avec leur part d’ombre bien sûr) a l’avantage et l’inconvénient de reconnaître les faux «grands hommes». Le spectacle pitoyable des débats des primaires, et maintenant de ceux qui précèdent le premier tour, empêchent de se tromper à cet égard. Convoquer gaullisme ou bonapartisme n’aurait pas de sens, même si la référence avec de Gaulle est aujourd’hui de rigueur. Mais elle ne veut rien dire. Ceci dit, il est vrai que la France est périodiquement agitée par l’aspiration à dépasser le clivage gauche-droite, autrement dit à échapper à ce que la politique peut avoir de vain. Les Français rêvent aussi d’un pouvoir efficace dont le bien public serait l’unique préoccupation. Emmanuel Macron prend ainsi la suite d’une longue liste d’aspirants à un pouvoir plus technocratique que politique. Turgot en avait rêvé à la fin du 18e siècle. Depuis, Pinay, Mendès-France, Lecanuet, Giscard, Raymond Barre ont donné un visage à cette aspiration. On ne peut pas dire que la réussite a été au rendez-vous. Giscard a été élu président en 1974, mais jamais il n’a réussi le pari de rassembler « 2 Français sur 3», comme il disait. C’est que le clivage gauche-droite reprend vite ses droits. Il est fondateur de la politique française et il faut en convenir : une politique de gauche n’est pas une politique de droite, et réciproquement. On ne peut guère citer que trois épisodes : Henri IV au moment de l’édit de Nantes, Bonaparte sous le Consulat et de Gaulle entre 1958 et 1962 ou 1963. Mais tous trois purent en effet surmonter le clivage droite-gauche, c’est-à-dire «être à la fois de gauche et de droite» comme disait Raymond Aron, parce que la France se trouvait plongée dans une crise sans issue et en proie à une guerre civile ou une menace de guerre civile. Surtout, ils disposaient des moyens d’une action conforme à ce projet de dépassement du clivage droite-gauche. On peut dire qu’aujourd’hui la crise est là, l’affirmation du nécessaire dépassement aussi, sans compter la ruine des partis traditionnels, mais pour quoi faire ? Avec quels moyens ? La décentralisation, la construction européenne et la mondialisation économique ont laissé à nos gouvernants les mots, les images, les petites phrases, la communication des communicants, plutôt que les moyens de l’action.
ED – Croyez-vous que notre pays est sorti de l’Histoire? Celle-là même que contribuèrent à façonner Napoléon Bonaparte et Charles de Gaulle?
PG – On ne peut préjuger de l’avenir. Oui, la France et l’Europe sont sorties de l’histoire depuis longtemps déjà. Vingt ans au moins. Depuis la fin de la Guerre froide assurément, quand les Européens se sont persuadés que la fin de l’affrontement Est-Ouest marquait le triomphe définitif du modèle démocratique. Dès lors, la politique devenait inutile. Il suffisait de s’abandonner avec confiance aux bienfaits du commerce et du marché. Mais l’histoire continue, ailleurs. Aux États-Unis, à l’Est de l’Europe, en Asie où tout le monde arme et se prépare à un possible prochain conflit. De l’histoire, forcément tragique et tumultueuse, nous ne percevons que l’écho, atténué, sous la forme du terrorisme. Cette guerre de «basse intensité» qui nous est faite n’est pas assez dangereuse pour arracher les Européens à leur torpeur.
ED – Pensez-vous que le temps des « grands hommes » est révolu?
PG – Les grands hommes comme héros, oui. Ils ne pouvaient prospérer que dans des sociétés verticales. Les sociétés démocratiques contemporaines sont parfaitement horizontales : on n’y supporte ni l’autorité ni la supériorité. On n’y loue pas ceux qu’on pourrait admirer mais seulement ceux que l’on peut imiter. Et à l’heure d’Internet, quelle possibilité d’un héros ? De Gaulle échapperait certainement aux inquisiteurs cachés derrière leur compte Facebook ou Twitter, mais pas Bonaparte dont la vie privée était loin d’être édifiante. «Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre», disait Madame de Sévigné. A l’heure de la transparence obligatoire, nous sommes tous dans la situation du valet de chambre. Bien entendu, cela ne dispense pas de pouvoir compter, à défaut de héros, sur des hommes d’État dignes de ce nom.
ED – La Ve République n’est-elle pas victime de la médiocrité de son personnel politique plutôt qu’une inadaptation au XXIe siècle?
PG – Les Français rejettent volontiers la faute sur les autres, en particulier sur leurs hommes politiques. C’est un peu injuste. D’abord, tous ne sont pas médiocres, ni malhonnêtes. Ensuite, comment la politique pourrait-elle attirer les meilleurs alors que les meilleurs gagneront beaucoup plus d’argent en rejoignant le monde des affaires plutôt qu’en s’engageant en politique ? Les lois en faveur de la transparence et contre le cumul des mandats ont des effets pernicieux : comme si les hommes politiques devaient être des saints sacrifiant tout intérêt particulier à la chose publique ! Nous avons une conception de la politique qui me rappelle Saint-Just. J’admire au contraire ceux qui consentent encore à se consacrer à une activité qui non seulement rapporte peu (au regard des responsabilités exercées) mais expose au soupçon permanent. Et puis, en supposant que la médiocrité du personnel politique se soit accrue, elle serait à l’image du pays. On a les dirigeants qu’on mérite. Il faut bien que la destruction de l’enseignement finisse par produire des effets. Une récente étude a démontré qu’en dix ans, le QI moyen avait baissé en France de 5 points. Soit un demi-point par an. C’est considérable, un véritable effondrement ! Si je devais donner mon avis, je dirais que ce sont les Français qui ne sont plus adaptés aux institutions de la Ve République et au suffrage universel. La démocratie peut s’accommoder de cerveaux endommagés, mais seulement jusqu’à un certain point. En ce moment, on le constate tous les jours.
Propos recueillis par Eric DELBECQUE, Président de l’ACSE