Publié le 25 juin 2022 à 21h23 - Dernière mise à jour le 7 novembre 2022 à 8h27
Une voix off qui vous cueille comme un uppercut. D’emblée nous voilà saisis. Sur scène Julien Derouault incarnant le client et Pierre-Claver Belleka dit Dexter le dealer se jaugent, s’affrontent, dans les balbutiements d’un conflit, des joutes verbales dans un lieu isolé que l’on pourrait comparer à une rixe. Sur ce terrain neutre et désert, les deux personnages sont amenés à se révéler, à se mettre à nu. L’offre et la demande, le marchand et le client, la lumière et l’obscurité…
Pièce majeure du théâtre contemporain -où l’auteur utilise les contraires, les couples d’opposition pour traiter des relations complexes entre ces deux êtres que tout oppose, de la confrontation à l’inconnu- «Dans la solitude des champs de coton» de Bernard-Marie Koltès parut chez Minuit en 1986. «Cela traite d’une bagarre de texte, d’une bagarre verbale que l’on pourrait comparer à une bagarre de rue…», confiait alors l’auteur qui précisait: «Mes personnages sont passionnés; ils ont envie de vivre et en sont empêchés ; ce sont des êtres qui cognent contre les murs. Les bagarres justement permettent de voir dans quelles limites on se trouve, par quels obstacles la vie se voit cernée. On est confronté à des obstacles – c’est cela que raconte le théâtre». Créée en janvier 1987 au Théâtre Nanterre Amandiers avec Laurent Malet (le client), et Isaac de Bankolé, (le dealer) dans une mise en scène de Patrice Chéreau elle trouva son apogée visuelle et d’interprétation quand ce dernier la joua avec Pascal Greggory en novembre 1995. Chéreau qui insistait sur l’hostilité radicale dans sa première mise en scène, a tendu ensuite vers un apaisement, une atténuation de l’altérité. Il souligna pour cela que le mot qui revient le plus fréquemment dans la pièce est le mot «désir».
Le mot « désir »
C’est en fait un des partis pris essentiels de la mise en scène lumineuse de Marie-Claude Pietragalla dont le travail auprès des deux acteurs tient de l’équilibre et du miracle. Applaudie sans réserves au Toursky de Marseille en novembre dernier, c’est sans doute de la pièce une des versions les plus sensuelles et les plus fortes visuellement qu’il nous est donnée ici de voir. Performance d’autant plus remarquable que c’est un spectacle de danse d’une absolue rigueur et d’une totale inventivité. On suit le texte complet d’abord en off puis les deux comédiens nous le donnent à entendre tout en continuant la danse.
L’effet sur le spectateur est proprement vertigineux et d’une intelligence fine. Le désir présent comme le notait Chéreau se veut évidemment ici coroporel, on comprend pourquoi la danse prend sa place pleine et entière et se déploie dans tout l’espace scénique. Pour Julien Derouault, «le client incarne la mort, et le dealer est peut-être celui qui le fait passer dans la mort justement. C’est Dom Juan face à la statue du Commandeur», raconte-t-il. De cette lumière qui aveugle et qui brûle si on s’y approche Julien Derouault et Dexter, exceptionnels l’un comme l’autre en font une sorte de manteau de séduction et d’effroi. Performance physique autant qu’intellectuel, «Dans la solitude des champs de coton» ainsi présenté est une sorte de requiem mozartien qui serre la gorge. Servant le texte sans le trahir ni en demeurer esclaves, les acteurs et la metteuse en scène signent un chef d’oeuvre que Koltès et Chéreau auraient salué comme tel.
Jean-Rémi BARLAND
« Dans la solitude des champs de coton » – Théâtre du balcon – Scènes d’Avignon – 38, rue Guillaume Puy, Avignon du 7 au 30 juillet 2022 à 22heures – relâche les mardis. Chorégraphie et mise en scène Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault. Avec Julien Derouault et Pierre Belleka aka dit Dexter. Lumière Alexis David. Billetterie : 04 90 85 00 80 – theatredubalcon.org –