Publié le 18 juillet 2017 à 22h37 - Dernière mise à jour le 28 octobre 2022 à 17h18
Paris 1677. Une loge de Théâtre dans l’Hôtel de Bourgogne. Une petite table encombrée de linges et de pots de maquillage, des éventails abandonnés, un fauteuil où traîne un châle coloré, et face à elle un beau miroir vénitien au cadre doré, un bougeoir… et un homme parlant à deux jeunes femmes habillées sans l’élégance de l’aristocratie. Lui, c’est La Fontaine. Elles, ce sont Clarisse, qui se rêve comédienne, et Sylvia, sa tendre amie, sa complice, sa confidente, une sorte de miroir à ses peines, ses doutes, ses peurs et ses joies. Ils devisent ensemble, et on va apprendre qu’ils ont organisé en ce lieu la venue d’un autre personnage, qu’ils ont réussi à attirer ici afin d’obtenir des explications sur des décisions qu’il vient de prendre et qui les laissent tous désemparés. Entre alors Jean Racine, dramaturge célèbre, le signataire adulé de Phèdre, qui vient d’annoncer au monde qu’il n’écrirait plus pour le théâtre, et qu’il occuperait aux côtés de Boileau (sorte de mercenaire des lettres) la charge d’historiographe du roi Soleil. Comment ce génie peut-il renoncer ainsi à son art ? Cette question qui taraude l’auteur des fables, La Fontaine, son ami qui est aussi son cousin, va la lui poser et tenter de le faire revenir sur sa décision. Cela s’avère d’ailleurs compliqué, voire totalement impossible, Racine, lançant même à son interlocuteur comme invitation à le rejoindre : «Sa Majesté m’a souvent parlé de vous et il ne tiendrait…» ce dernier l’interrompant lui rétorquera : «Un revirement ? Jamais ! Fouquet a été arrêté, jugé et emprisonné dans des circonstances que je condamne, et je ne changerai pas d’avis.» Fin de non recevoir, mais la discussion n’est pas close pour autant. Loin de là, car ces deux êtres s’estiment, s’admirent, s’aiment et se respectent. Et se le disent évoquant au passage, l’enfance, les femmes, le succès, la gloire, le pouvoir, l’écriture ou encore la question de Dieu. Racine revenant sur son état d’orphelin l’émotion se lit sur les visages de ses trois interlocuteurs.
Empathie, et bienveillance
«En écrivant « Le Corbeau et le pouvoir », ma précédente pièce où j’avais réuni en un seul lieu la Fontaine, Molière, Racine et Colbert, j’avais surtout développé l’affrontement entre La Fontaine le rebelle et Colbert, le grand ministre du Roi», explique Jacques Forgeas l’auteur de « L’adieu à la scène », que l’on peut voir en ce moment dans le cadre du Off d’Avignon au Théâtre de l’Espace Roseau. Il y découvrit à ce moment-là le parcours inouï de Racine qui, à un âge où il n’a pas encore tout prouvé en matière d’écriture, obéit à Louis XIV qui lui ordonne d’arrêter de composer des pièces. Alors l’idée de «L’adieu à la scène» a surgi. Disons d’emblée que le texte que nous entendons est en tout point exceptionnel d’intelligence, de précision, de poésie, qu’il charrie des tonnes d’émotion et bouleverse le spectateur. On soulignera l’originalité de la démarche également. Souvent (comme chez Schmitt, Brisville ou Carrière) quand on met en scène deux personnages célèbres, on les oppose, on les dresse l’un comme l’autre. Pas ici ! Jacques Forgeas réunit au contraire Racine et La Fontaine dans un vaste élan de compassion, les enveloppe d’une cape d’empathie et de bienveillance, nous les rendant, (eux complices), si proches de nous. Pas de duel donc mais une rencontre où le regard et la présence des deux femmes incarnées par Emmanuelle Bouaziz et Perrine Dauger, sublimes de beauté et de talent, nous tirent les larmes, comme celles qui coulent du visage de Clarisse. Grande idée d’ailleurs de la metteuse en scène Sophie Gubri que d’avoir confié les quatre rôles à de jeunes acteurs illustrant par là-même une scénographie contemporaine, jouant avec la modernité et l’abstraction, provoquant une interaction entre le public et le spectacle, installant un effet de miroir entre hier et aujourd’hui, suivant en cela les intentions d’un auteur très préoccupé de bâtir des ponts entre un XVIIe siècle dont on ne parle pas si souvent et notre monde troublé d’aujourd’hui. Sophie Gubri fait se tutoyer La Fontaine et Racine, les habille de costumes d’aujourd’hui et décrit leur amitié jusque dans des gestes furtifs d’affection, qui sont comme des témoignages vivants de leur entente jamais obséquieuse. Les moments où La Fontaine touche l’épaule de Racine est un splendide moment de théâtre. Tout comme l’est le jeu croisé de Baptiste Caillaud (Racine) et Baptiste Dezerces (La Fontaine). Il est rare de voir sur scène une telle complicité entre deux acteurs, une telle force à rendre intelligible les propos des personnages, à magnifier leurs silences, à rendre poignants leurs regards. Déjà exceptionnel dans le «Richard II» de Shakespeare donné en février 2016 au Gymnase de Marseille, où il jouait le rôle du duc d’Aumerle, le fils du duc d’York, Baptiste Dezerces demeure ici constamment flamboyant, mystérieux aussi, et a trouvé en Baptiste Caillaud son alter-ego. Au diapason ce dernier sait écouter, renvoie non la balle mais l’émotion que l’autre Baptiste lui donne à partager avec les autres actrices. Ainsi peu à peu s’installe chez celui qui assiste à la pièce l’idée que les deux acteurs Baptiste Caillaud et Baptiste Dezerces ne JOUENT pas Racine et La Fontaine mais SONT les deux personnages historiques. C’est prodigieux, et scénographie subtile de Camille Dugas, création lumières fascinante de Marie-Hélène Pinon, et musique additionnelle du grand Nicolas Jorelle, en prime on sort de «L’adieu à la scène» totalement remués. Un chef d’œuvre théâtral donc, et ce à tous les niveaux de l’écriture jusqu’à sa conception rare. Du théâtre qui rend heureux en plus !
Jean-Rémi BARLAND
«L’adieu à la scène». Pièce de Jacques Forgeas. A l’Espace Roseau d’Avignon dans le cadre du off jusqu’au 30 juillet à 19h20. Relâches les 19 et 26 juillet. Tarifs : 19 €, 13€. Réservations au 04 90 25 96 05/06 29 34 07 99.