Off d’Avignon 2024. La Factory-Théâtre de l’Oulle. « Elle ne m’a rien dit » de Hakim Djaziri : autopsie d’un féminicide

Quartier Hautepierre, Strasbourg. 6e étage de l’un des immeubles de la cité. Le 17 avril 2010, Ahlam Sehili, jeune femme handicapée, meurt de trois causes : hémorragie interne, strangulation, et noyade. Le meurtrier, son mari, s’est défénestré après son acte. Tout cela le spectateur de la pièce « Elle ne m’a rien dit » signée Hakim Djaziri, publiée aux éditions Les Cygnes, le découvre par petites touches, lors de ce qui devient une enquête sur le fait que le drame aurait pu être évité.

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Une interprétation lumineuse pour une pièce terrible évoquant un féminicide et dénonçant les violences faites aux femmes (Photo Alexandre Foulon)

En effet, Ahlam avait porté plainte la veille pour les menaces de mort qui pesaient sur elle depuis des mois. Mais son mari violent n’avait pas été inquiété, les autorités policières n’ayant pas enregistré sa requête. Ahlam s’en était retournée dans les bras ou plutôt entre les mains de son bourreau. Hagar Sehili, sa grande sœur n’a jamais rien su de ces violences. Elle décide alors de mener le combat de sa vie : rendre sa dignité à sa cadette.

L’État condamné

Et elle y parviendra puisque après une bataille juridique de plus de onze ans, deux cancers vaincus, une tentative de suicide, Hager réussit l’impossible le 17 mars 2021 : faire condamner l’État pour « dysfonctionnement du service public de la justice » et « faute lourde ». Avec une élégance d’écriture, une intelligence narrative et une volonté de ne rien omettre des démarches de Hager, le dramaturge et acteur Hakim Djaziri, qui signe la mise en scène délicate d’une grande sobriété et qui incarne ici le mari violent, nous donne une pièce de théâtre absolument poignante, non seulement en raison de son contenu, mais également par la manière dont il développe son récit et dirige les acteurs.

Absolument pas théorique cette tragédie part de l’humain pour aller vers l’idée de justice. Ainsi nous suivons d’abord l’histoire d’un amour inconditionnel entre deux sœurs, et on nous fait ensuite poser sur les différents acteurs du drame (juges, policiers, autorités administratives protagonistes) un regard sans complaisance.

Le réel s’invite ici au théâtre

Dans un élan très sartrien de type « Les séquestrés d’Altona » Hakim Djaziri fait s’inviter le réel au théâtre et défend son projet avec force. « Il ne m’a pas fallu deux jours avant d’accepter la lourde tâche de transmettre par écrit d’abord, puis sous la forme d’un spectacle, le parcours d’Hager et cela pour deux raisons : la première est liée à mon histoire personnelle. Je suis né et j’ai grandi en Algérie, bercé par une culture kabyle dans laquelle la femme a une place prépondérante au sein de l’organigramme familial. Grâce à l’éducation que j’ai reçue, les droits des femmes sont viscéralement ancrés en moi. La deuxième raison et sûrement la plus importante, celle qui a fini par me faire comprendre que ce projet doit absolument voir le jour, est ma rencontre avec Hager Sehili et mon immersion dans sa famille pendant des mois pour restituer cette histoire et ses enjeux de la manière la plus sincère et la moins manichéenne possible. »

« Mon objectif, poursuit-il, était de rapporter le plus fidèlement possible le témoignage poignant de Hager au théâtre mais aussi et surtout d’interroger notre capacité collective à répondre à ce problème qui ne devrait pas exister dans notre société en 2024. Raconter l’histoire de Hager et d’Ahlam, c’est raconter l’histoire de toutes celles qui subissent sans parler. Si, à travers cette œuvre, nous arrivons à faire prendre conscience que le féminicide est la cause funeste des inégalités femme-homme, que le problème est systémique, qu’il implique la responsabilité de tous et toutes et qu’une mobilisation générale est urgente et vitale, alors nous aurons réussi notre pari. »

Mise en scène au service du texte

Il y avait donc un premier équilibre à trouver. Le mariage entre cette réalité brute d’une histoire contemporaine violente mais ô combien inspirante et le prisme théâtral, puissant dans sa capacité à convoquer le rêve et l’imaginaire. Hakim Djaziri y parvient sans peine, ajoutant : « La mise en scène est au service du texte, avec pour mission de le valoriser, le sublimer pour lui laisser la place d’être entendu et compris. La direction d’acteur/trice est à la fois traitée comme une partition musicale mais offre également la possibilité à l’émotion de se déployer, permet une incarnation tout en finesse, laissant la place aux complexités qui traversent les personnages. La lumière joue un rôle primordial pour nous faire passer d’un espace-temps à un autre. Elle est aussi travaillée en contrastes forts et souvent en clair-obscur pour accentuer la notion d’enfermement inhérente à certains passages de la pièce. Elle est également porteuse de poésie, de douceur et d’espoir. Le son a lui aussi une importance capitale. Un son continuellement présent qui accompagne les actions et les états émotionnels des personnages, mais qui participe également à donner du relief aux différents enjeux de la pièce. Un son qui, parfois, remplace les non-dits, devenant une voix de plus sur scène. La scénographie est également un élément clé de la mise en scène. Grâce à un décors créé pour la pièce, le spectateur vit une expérience immersive dans l’intimité d’un rapport de domination. Le réel est ici transcendé par l’acte théâtral pour que le propos puisse dépasser le cadre dans lequel il s’inscrit et devenir universel et porteur d’espoir.»

Lisa Hours dans la peau d’Ahlam, Séphora Haymann (Hager) sont bouleversantes d’authenticité. Hakim Djaziri (le conjoint violent) qui s’est donné ici un terrible rôle de composition, est d’une puissance inouïe. Antoine Formica et Corine Juresco qui se sont glissés dans la peau de tous les personnages administratifs et judiciaires parallèles frappent aussi les esprits. On en ressort secoués en se disant plus jamais çà… Une pièce citoyenne et utile.

Jean-Rémi BARLAND

Destimed ELLE NE MA RIEN DIT Avignon 2024 affiche DEF

« Elle ne m’a rien dit » par Hakim Djaziri d’après le témoignage de Hager Sehili  à La Factory-Théâtre de l’Oulle – 19, place Crillon –  84000 Avignon, à 22h.30, jusqu’au 21 juillet (relâche les mardis).
Réservations au 06 87 02 69 41 ou sur theatredeloulle.com  .Texte de la pièce édité aux éditions Les Cygnes – 91 pages – 14 €.

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