Publié le 20 novembre 2016 à 9h01 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h45
«Pourquoi ils sont pauvres ? pourquoi il est pauvre le petiot ?» Ce petiot, aux petites mains bleuies par le froid, qu’une mère aux seins desséchés ne peut ni nourrir ni réchauffer ; dans sa cage de verre, Katerina Ivanovna (Karyll Elgrichi) crie sa douleur et son incompréhension face à ce tableau sordide. C’est l’un des (très) nombreux temps forts de cette adaptation des «Frères Karamazov», signée Jean Bellorini, redimensionnée pour une salle de théâtre après avoir été créée, l’été dernier, au Festival d’Avignon, dans les carrières de Boulbon. Le metteur en scène affirme avoir été captivé par l’œuvre de Dostoïevski après avoir assisté à une lecture de Patrice Chéreau consacrée au monologue du grand inquisiteur. C’était il y a quelques années au Théâtre du Soleil. Aussi ne faut-il pas s’étonner du traitement qu’il réserve à ce monologue dans son adaptation. Un long crescendo tendu, électrisant, un autre cri, une supplique plutôt, adressée directement à Dieu par un vieillard qui condamne au bûcher les hérétiques «maintenant laisse-nous les manipuler, ne reviens jamais sur terre !» Terribles, mais tellement d’actualité, ces mots assénés par Ivan Fiodorovitch, incarné par un Geoffroy Rondeau habité, comme dans un état second. Combien de temps dure-t-il ce monologue : cinq, dix, vingt minutes ? Qu’importe, il nous transporte hors du temps, hérisse nos poils, nous fait transpirer, nous étouffe. Face à lui, son frère Alexeï, «Aliocha» (François Deblock), encaisse les éructations sans ciller. Derrière sa bouille de Petit Prince de Saint-Ex, sa foi reçoit des uppercuts qui ne l’ébranlent pas ; tout du moins en façade. Pendant quatre heures, la troupe de comédiens, chanteurs, musiciens nous trimbale sans temps morts dans cet univers si particulier, si glauque, si réel, où l’écrivain russe a installé ses personnages. Il nous dit : «A travers eux regardez la réalité du monde» ; Et quelques secondes plus tard : «Vous n’y êtes pas, ils sont tous schizophrènes !» La vie, la mort, Dieu, le diable, le bien, le mal, l’amour, le sexe, l’hétérosexualité, l’homosexualité, l’enfance, la vieillesse : tout est là, face à nous, parfois par le média d’une logorrhée oppressante, parfois par un simple regard, un sourire… Charge émotionnelle, décharge non moins éprouvante. On cherche Dieu, on tue le père. Mais qui a tué Fiodor Pavlovitch ? Dimitri le débauché, Ivan, le malade, Alexeï, le pieux, Pavel, l’illégitime ? Puis il y a les femmes, objets des désirs des uns et des autres, qui aime qui ? Vaste interrogation. Enfin il y a Ilioucha, enfant omniprésent jusqu’à sa mort ; l’innocence ? Pas vraiment. Quatre heures pour entrer dans un univers déchiré et déchirant, pas tant éloigné du nôtre, mais qui est encore cantonné, donc acceptable, entre jardin et cour, à l’espace d’une scène ; quatre heures de théâtre majuscule offertes par une troupe au talent immense et par un metteur en scène qui, habilement, parsème le cruel de minutes plus tendres, voire amusantes, histoire que nous ne périssions pas oppressés, en apnée permanente, ligotés contre notre volonté par un texte si puissant. Ce «Karamazov» est une réussite, totale ! Et c’est à La Criée pour quelques représentations encore. A votre tour d’entrer dans cet univers…
Michel EGEA
Pratique. Jusqu’au 27 novembre, au théâtre de La Criée ; mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi à 19 heures ; dimanche à 14 heures. Tarif de 9 à 25 euros. Tél. 04 91 54 70 54.