Publié le 5 juillet 2017 à 21h15 - Dernière mise à jour le 29 octobre 2022 à 13h46
Tout était pourtant bien réglé. Don José allait intégrer pendant quelques jours cette clinique psy aux murs de marbre laissant deviner une architecture extérieure post-soviétique. Ceci afin de faire renaître, avec l’assentiment de sa blonde épouse, une libido défaillante en suivant le programme «Carmen» annoncé comme sans aucun risque par le directeur de l’établissement spécialisé. José observait tantôt indifférent, tantôt amusé, tantôt agacé, les personnels jouant une drôle de comédie autour de lui : une histoire de soldats et de cigarières sur une place de Séville symbolisée par cette grande pièce habillée de quatre tables basses encadrées de fauteuils de cuir noir. Tout était bien réglé, donc, jusqu’à l’arrivée de Carmen, la femme libre. Un corps de liane dans un léger ensemble de soie bleue, une habanera sensuelle et déhanchée, une barrette de cheveux en forme de fleur rouge sang : il n’en fallait pas plus pour raviver la flamme qui faisait défaut à Don José. La thérapie portait ses fruits et après avoir corrigé le faux lieutenant Zuniga dans la taverne simulée de Lillas Pastia, le directeur de la clinique informait José que le traitement avait fonctionné et qu’il pouvait rejoindre son foyer au bras de son épouse qui, entre temps, avait intégré le jeu de rôle sous les traits de Micaëla. Tout était bien réglé. Mais José ne l’entendit pas de cette oreille et voulut poursuivre les séances. Jusqu’à cette scène ultime où, fou d’un amour toujours fantasmé, il poignarda violemment Carmen, avec un couteau de théâtre laissant ensuite éclater son désarroi entouré de Micaëla, aussi mièvre au final qu’au départ, et de Carmen délaissant un moment son métier d’actrice pour exprimer les sentiments d’une femme se demandant comment on a pu en arriver là. Une scène paroxysmique assez bouleversante, il faut bien en convenir.
Pour Dmitri Tcherniakov, qui n’avait, jusqu’alors, jamais voulu s’attaquer à l’opéra de Bizet, il fallait rompre totalement avec un passé chargé d’espagnolades pour mettre en lumière les carcans de la société, d’un côté, et la liberté d’une femme, de l’autre. Il y parvient en se servant, paradoxalement, de ce qui peut parfois être considéré comme une « dérive » de notre société, la thérapie psychologique. Ce faisant, s’il bousculera bien des esprits avec son travail et s’il en choquera plus d’un(e)s, le metteur en scène russe réussit le tour de force de ne pas dénaturer l’œuvre dans son texte et sa musique tout en créant un propos cohérent mené à son terme de façon intelligente. Au cours de notre récente rencontre, Pablo Heras-Casado le directeur musical de cette production, nous confiait « il faut aller au-delà du formalisme sous peine de mourir » ; Tcherniakov en a tenu compte. Puisque nous évoquons Pablo Heras-Casado, il convient de s’attarder sur sa -remarquable- prestation, mardi soir pour la première au GTP, à la tête d’un excellent Orchestre de Paris, et sur sa lecture attentive et fouillées. Dynamisme, sonorités, couleurs : rien ne manquait pour faire briller la partition de Bizet. Sous la direction du maestro, les musiciens nous ont même donné à entendre des détails qui se perdent trop souvent dans la masse. De la belle ouvrage ! Tout comme pour l’Ensemble Aedes, dirigé et préparé par Mathieu Romano, qui n’a pas eu que ses voix de sollicitées, prenant ainsi, visiblement avec bonheur, une part active à la mise en scène «tcherniakovienne» foisonnante et parfois très sensuelle. Concernant les voix nous savions la qualité de ce chœur qui compte aujourd’hui parmi les meilleurs en France ; chapeau pour la prestation théâtrale. D’autres belles voix, entendues depuis la fosse pour cause de parti pris scénique, celles de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône préparées avec grand soin par Samuel Coquard. Voix juvéniles, précises, avec du volume et de la couleur. Ici aussi on ne doit pas être loin de ce qui se fait de mieux.
Quant aux solistes, la distribution est survolée par le couple Carmen/Don José. En adhérant dès la première minute au propos du metteur en scène, Stéphanie d’Oustrac bénéficie d’une exceptionnelle direction d’acteur dont elle apprécie chaque goûte pour laisser s’exprimer avec encore plus de force qu’à l’habitude ses qualités de comédienne. Elle est sensuelle, expressive, tour à tour mutine et grave dans ce rôle, quasiment sur mesure, fabriqué par Tcherniakov. Et comme vocalement son mezzo est en état de grâce, on vous laisse deviner les frissons générés par chacune de ses interventions. Énorme performance, aussi, pour Michael Fabiano qui campe Don José. La progression du mal d’amour en lui crispe progressivement ses traits et s’il prend ça et là quelques libertés avec la musique et parfois le texte, il n’en demeure pas moins un exceptionnel interprète. Elsa Dreisig campe une Micaëla mièvre à souhait, voix délicate avec une belle ligne de chant. Légère déception concernant l’Escamillo de Teddy Tahu Rhodes dont la voix semble souffrir du traitement scénique de son rôle de beau gosse séducteur. Vocalement, en tenant compte de la sonorisation, nous l’avions entendu beaucoup plus intéressant au cours du concert PARADE(S) il y a quelques jours sur le cours Mirabeau. Gabrielle Philiponet, Virgine Verrez, Christian Helmer, Pierre Doyen, Guillaume Andrieux et Mathias Vidal complètent idéalement cette distribution.
Une chose est certaine, en bien ou en moins bien, cette production signée Dmitri Tcherniakov pour la mise en scène fera parler et écrire. Et c’est tant mieux. Car c’est l’exemple même d’une prise de risque artistique que doit assumer un festival international du niveau de celui d’Aix-en-Provence.
Michel EGEA
Pratique. Autres représentations les 6, 8, 10, 13, 15, 17 et 20 juillet à 19h30. Réservations à La Boutique du Festival, Palais de l’Ancien Archevêché, Tél. 08 20 922 923 (12 cts/mn) festival-aix.com
Ce spectacle sera diffusé le jeudi 6 juillet, en direct sur France Musique (à 19h30), en léger différé sur Arte (à 20h55).